27 janvier 2023

Christophe Siébert, "Valentina" : bienvenue au chaos


Valentina, sous-titré "Un demi-siècle de merde" est le troisième épisode des Chroniques de Mertvecgorod, commencées en 2020 avec Images de la fin du monde et poursuivies en 2021 avec Feminicid. Christophe Siébert, lauréat du Prix Sade 2019 pour Métaphysique de la viande, fait partie de ces auteurs dits "underground", qu'on retrouve rarement dans les colonnes des blogs consacrés au roman noir. Et c'est tant mieux, vu que son travail se situe, justement, "à la marge". A la marge des étiquettes de la littérature, mais aussi de notre société bien organisée, transgressant allègrement les règles anciennes tout comme les nouvelles. Peut-on parler de bouffée d'oxygène s'agissant d'un texte dur, violent, implacable ? Peut-on en vouloir à Christophe Siébert de se confronter frontalement à ce qui ne doit pas être dit, et qui pourtant transforme notre monde durablement, en profondeur ? 


La République indépendante de Mertvecgorod est une cité-état imaginaire coincée entre Russie et Ukraine, indépendante depuis la dissolution de l'URSS. Sept millions d'habitants, quand même, dans cette mégapole qui se consacre au recyclage des déchets des pays industrialisés, trop heureux de se décharger à bon compte des restes honteux de leur mode de vie moderne. Au beau milieu de Mertvecgorod, la Zona, immense territoire de décharges et leur complément naturel de bidonvilles et de misère. Toute la République est en proie à des pollutions de toutes sortes, et l'indépendance de la République ne l'a pas protégée contre un mode de fonctionnement finalement pas si éloigné de l'URSS d'autrefois : corruption, banditisme, violence sur fond de pollution universelle.

Nous sommes en l'an 2000, et les 5 personnages principaux sont des ados nés entre 1983 et 1986. Klara, dite Meksi, Nil, dit Laska, Anzor, dit Sbrod, Stepan, dit General, et Daria, dite Kreditka. Tous, sauf Sbrod, qui est clandestin, fréquentent la chkola Daria Diatchenko: pas pour apprendre, mais pour que leur famille puisse continuer à bénéficier des aides. Ce qui ne les empêche pas de vivre dans des conditions de misère indicible : pas questions de compter sur les parents pour rendre la vie plus douce, la leur est un cauchemar et ils ne le savent même pas... Le roman s'ouvre sur une fête géante, quelque part à 10 kms de la ville. La musique, omniprésente tout au long du livre, fait son travail à coups de beats à 120 BPM, rappelant une fête païenne : "quand on dansait pour la Déesse, pour les étoiles, dans un monde où rien n'existait à part notre tribu que cernait l'inconnu". Klara est là, elle surveille Laska qui vomit tripes et boyaux : alcool, drogues diverses et variées, musique, Laska n'est pas si solide qu'il le croit. Pour Klara, "c'est facile, de jouer à la roulette russe contre soi-même, ou contre Dieu." Pour Klara, c'est le moment de prendre LA décision.

La bande arpente les rues de la ville, les quartiers chauds, les casques sur les oreilles ou le ghetto blaster à fond. Bad Balance, du hip hop, une chanson dont ils braillent les paroles à tue-tête : "F**k, f**k, f**k all ya politicians...", au grand dam des passants qui n'ont qu'une hâte, rentrer à la maison. C'est Kreditka qui abreuve ses amis en musique, et en voitures : elle adore voler, voitures, fringues, tout ce qui peut se voler. Et surtout, elle est la spécialiste musique du groupe et c'est à elle - avec l'aide de l'auteur, quand même - qu'on doit la bande sonore du livre, dont on peut retrouver les titres en fin d'ouvrage. 

Bad Balance, F**k da politicians live 1995

Personnage principal du livre, Klara est une fille à vif sous ses apparences de dure-à-cuire : "Klara éprouve un immense élan de tendresse envers tous ces gens, cet ilôt de chaleur humaine, d'humour, de vie au cœur de la brume hivernale, de la nuit, de la cité merdique..." La bande se retrouve souvent dans le quartier "chaud" de la ville, en particulier au Kalifornijskij, établissement qui propose "Cocktails, girls, massages, fun". Piège à touristes et à gogos, qui se retrouvent souvent piégés par les cinq ados qui se font un plaisir de leur faire les poches pendant qu'ils se font dorloter par les masseuses (et plus si affinités), le tout avec la bénédiction de la direction qui prend sa part, bien sûr. Il faut bien vivre...  Et après ils se retrouvent à l'aube en ville, s'offrent des pieroji qui brûlent les doigts, se faufilent dans le chantier d'un futur hôtel de luxe ("qui poussent comme des champignons sur la bite d'un touriste", comme dit Laska), grimpent sur un échafaudage et s'installent là, malgré le vigile qui leur hurle de descendre. "Ils dansent défoncés au bord du précipice."

Entre chaque journée/chapitre, intermède dramatique, des poèmes vénéneux, des mots qui s'entrechoquent, des images brutes, crues, des poèmes pour Anna ?

Et puis la mort de Valentina, trans bien connu dans son quartier, brutalement assassiné chez lui. Personnage mi-inquiétant, mi-émouvant, qui termine sa vie comme il  l'a vécu, entre chaos, désir et came. Qui a tué Valentina ? Et Klara, quelle terrible décision doit-elle prendre ?

Comment se fait-il que ces cinq personnages à la dérive, dans un environnement encore plus à la dérive qu'eux, réussissent à nous arracher une émotion bien réelle ? J'ai retrouvé dans ce roman quelque chose du Vladimir Kozlov qui, dans Racailles (Moisson rouge, 2010, traduit par Thierry Marignac), racontait à sa manière - sèche, factuelle - l'histoire d'une bande de gopniks dans une cité crasseuse de l'Union soviétique au temps de la Perestroïka. Bien sûr l'époque n'est pas la même, le lieu non plus, a fortiori. Mais, Mertvecgorod n'est évidemment pas situé là par hasard, et la vie de ces cinq ados nous rappelle cruellement à quel point nous avons ignoré nos voisins de l'est, jusqu'au paroxysme d'incompréhension d'aujourd'hui. Ces cinq ados, à la fois fascinés par l'occident et attachés à une musique qui leur appartient, vivent dans un "no future" plus vrai que nature, et l'écriture de Christophe Siébert, tour à tour lyrique, brutale et cruellement précise, nous conduit tout droit, sans ménagement, à un constat d'échec terrible.

Pour conclure, la lecture de Valentina m'a dirigée vers la librairie la plus proche, où j'ai commandé sans tarder Images de la fin du monde et Feminicid.  Ils sont là, sur la table, et sans doute y reviendra-t-on un peu plus tard. 

Christophe Siébert, Valentina, Le Diable Vauvert


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