Avec Nicolas Jaillet, la surprise est toujours au rendez-vous. Avec le temps, ce côté insaisissable va finir par devenir une marque de fabrique ! Cette fois, il revisite à sa manière la série Pierre de Gondol initiée par Jean-Bernard Pouy dans les années 2000, une suite d'énigmes littéraires livrées à la curiosité de l'hôte de la plus petite librairie de Paris, Locus Solus. Notre homme n'est pas au mieux de sa forme : par les temps qui courent, une librairie comme celle-là n'a pas beaucoup de chances de survivre. Qui s'intéresse encore aux vieux papiers, "aux éclopés de la littérature, aux illustres fantômes (…) Homère, Shakespeare, le professeur Choron…"? Qu'est-ce qui pourrait bien redonner au libraire énergie et curiosité ? Un mystère littéraire, l'apparition d'un drôle de fantôme lié à Charles Baudelaire, la disparition de son ex ? Les trois à la fois ? Nicolas Jaillet n'est pas homme à économiser ses effets : ce sera les trois à la fois.
Quand le roman commence, il est tard. De Gondol se trouve dans sa librairie-salon-chambre à coucher quand il entend une voix venue d'on ne sait où lui lancer : "Vous avez perdu quelque chose". Il n'y a personne. Enfin si, dans le reflet du miroir, un visage de femme au teint mat, des yeux qui le fixent. Et puis trois lettres peintes sur le miroir. JGF. De Gondol s'inquiète, de Gondol a peur. Il a beau avoir un net penchant pour le vin blanc, ce soir-là il est sobre. Rendant hommage à Ponson du Terrail, il pense : "Si c'est une blague, elle est de mauvais goût", puis s'écrie tout fort : "Qu'est-ce que c'est que cette mascarade?" Pitoyable…
Heureusement pour lui, Pierre a quelques amis, dont la plus fidèle et pas la moins jolie s'appelle Zoé. Une amie de longue date, qui va se passionner pour l'histoire de fou que Pierre lui raconte et s'embarquer avec lui dans une folle quête de sens… Qui va les entraîner sur les traces de Charles Baudelaire. Le roman est d'ailleurs, régulièrement, interrompu par une petite voix italique qui raconte la vie du poète et évoque la personnalité de Jeanne Duval, la mystérieuse comédienne métisse avec laquelle Baudelaire entretint une relation longue et émaillée de ruptures et de réconciliations. Compagne, muse, source de passions et de tourments : les descriptions de cette femme correspondent de façon étonnante avec l'apparition qui s'est invitée chez Pierre de Gondol… La quête continue, et prend vite la tournure de la résolution d'une énigme littéraire dont les initiales JGF seraient la clé. Notre libraire se plonge à corps perdu dans ses livres - pas question de chercher sur internet : Pierre de Gondol exècre cette technologie, tout comme les téléphones portables. On explore les textes, on trouve des pistes, on échafaude des hypothèses. On s'émeut, on se réjouit presque, Baudelaire et Jeanne deviennent le centre de l'univers, à la librairie Locus Solus. Et pendant ce temps-là, Sandra, la femme qui a quitté Pierre pour un homme de dix ans de moins que lui, a disparu. Et son nouveau compagnon, inquiet, a la mauvaise idée de venir voir le libraire pour lui demander s'il a des nouvelles, car lui n'en a pas depuis 5 jours. Il va être bien reçu : notre libraire a la tête près du bonnet, et il ne faut pas le taquiner de trop près… Sandra est comme ça, c'est une anarchiste. Voilà tout.
Quête, enquête, jeu littéraire : le roman est tout cela à la fois, et rien de tout cela en même temps. Car Nicolas Jaillet n'est pas homme à se contenter d'un "cosy crime", fût-il littéraire. Dompteur de lecteur, il guide nos pas dans l'exploration des tourments baudelairiens, tout en campant un Pierre de Gondol à la fois attachant et agaçant, ombrageux et perdu dans le monde qui est le nôtre. Et à la fin, il lâche les chiens et nous entraîne vers cette noirceur vertigineuse qui nous guette, celle où Baudelaire est le compagnon le plus admirable et le plus dangereux.
Nicolas Jaillet, Je suis de mon cœur le vampire, La Grange Batelière
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