7 avril 2013

Entretien avec PD James, la baronne du crime

PD James publiait il y a quelques mois La mort s'invite à Pemberley (voir chronique) un roman atypique, puisqu'elle y imaginait la suite du chef d’œuvre de Jane Austen Orgueil et préjugés. A 92 ans, la Baronne Phillys Dorothy James a ainsi fait la preuve que sa plume était plus alerte que jamais. Mais à coup sûr, c'est son enquêteur Adam Dalgliesh, policier poète, veuf, solitaire et secret, qui aura marqué ses fidèles lecteurs. Mrs. James a su le plonger dans l'Angleterre contemporaine, l'a confronté à des questions très actuelles, et l'a immergé dans des situations troubles et ambiguës, aussi ambigües que la vie elle-même. PD James sait à merveille explorer et décortiquer les oppositions entre classes sociales caractéristiques de la société anglaise. Elle sait aussi montrer les fêlures des familles, les drames derrière les apparences. La dame, aujourd'hui anoblie et membre à vie de la Chambre des Lords, n'oublie pas son éducation de petite fille privée d'études, sa vie difficile de femme mariée à un époux souffrant de troubles mentaux si graves qu'ils l'empêchaient de travailler.
Quatorze enquêtes de l'inspecteur poète sont disponibles en français, et je ne saurais trop vous encourager à les découvrir. D'autant qu'une bonne nouvelle vous attend vers la fin de l'interview... Les Quais du polar 2013 ont eu la bonne idée de la convier à cette neuvième édition : l'occasion inespérée de la rencontrer, et de lui poser quelques questions. Inutile de dire que je n'en menais pas large...

Vous faites une différence entre le roman criminel et le roman policier. Pouvez-vous nous l'expliquer ?
PD James : Le roman policier s'inscrit dans une forme très structurée. Certains disent qu'il s'agit d'une formule, mais je ne suis pas d'accord. Même s'il est vrai que cette forme suppose un mystère central - souvent un meurtre -, un cercle de suspects, des moyens, des mobiles et des opportunités, et enfin un héros central, le détective, qu'il soit policier ou non. Une configuration qui nous vient de l'âge d'or, et bien sûr de Sherlock Holmes. Globalement, dans ce genre, il y a un héros qui résout l'affaire. A la fin du livre, le lecteur est censé pouvoir déduire qui est coupable, grâce aux indices semés dans le livre par l'auteur, avec une ruse trompeuse mais un fair-play indispensable. Il existe plusieurs règles qui ont été énumérées pendant l'âge d'or, et en particulier celles de Monseigneur Knox* : toute information divulguée au détective doit l'être aussi lecteur, le meurtrier doit apparaître relativement tôt dans le roman, le roman ne doit pas faire appel à des jumeaux, ni à des Chinois - bizarrement. A l'époque, les livres à héros "exotiques" étaient à la mode, ceci explique peut-être cela !  Aujourd'hui, l'idée de rester "fair play" avec le lecteur est encore valable. Comment voulez-vous demander au lecteur de réfléchir à un problème si vous lui proposez une solution qui n'a aucun rapport avec les indices dispensés dans le livre ! A l'âge d'or, il y avait de très bons livres, et un impératif : il fallait trouver une forme de mort vraiment originale. Depuis, nous avons beaucoup évolué...

Pensez-vous que ces conditions très strictes favorisent la création littéraire ?

PD James : Je crois qu'il est faux de dire que s'il existe une construction stricte, aucune création littéraire digne de ce nom n'est possible. Je fais parfois la comparaison avec la forme du sonnet en poésie. On entend souvent dire : "Comment écrire de la belle poésie en se pliant à cette règle des 14 lignes, à ce système de rimes?". Les Sonnets de Shakespeare sont la preuve que c'est possible. Son génie s'est trouvé stimulé par les règles, par la discipline. Je pense qu'il peut en être de même avec le roman policier. Les conventions rigides sont fertiles. Quoiqu'il en soit, vous aurez toujours besoin d'un mystère central, d'un  mobile fort, vous avez besoin de suspects, d'opportunités, il vous faut un héros qui enquête et trouve la solution. Ces bonnes vieilles règles tiennent encore, mais l'auteur ne les relit pas nécessairement quand il se met à écrire ! 

Le genre du roman criminel est beaucoup plus large et permet d'explorer un territoire très vaste, qui va du roman à la James Bond au roman d'espionnage à la John Le Carré - même si La taupe est en réalité un roman policier. Citons aussi un auteur comme Graham Greene et son Brighton Rock. A ce sujet, il parlait de "la miséricorde de Dieu", parce qu'il s'agit d'un roman religieux, même si dans le roman il y a un enquêteur qui cherche la vérité.

Certains auteurs considèrent qu'ils n'ont pas nécessairement besoin de connaître la fin de leur roman au moment où ils commencent à écrire, qu'ils peuvent laisser le lecteur se débrouiller tout seul avec certaines questions non résolues. Qu'en pensez-vous?
PD James : Je pense que pour le lecteur, ça n'est pas satisfaisant. Le roman policier en général est basé sur la recherche de la solution, pas nécessairement de la justice, mais de la solution. Cela me convient tout à fait de ne pas savoir ce qui va arriver au meurtrier, pour peu qu'il soit découvert. Il est parfaitement possible, à la fin d'un roman, de reconnaître que nous sommes confrontés à la justice faillible de l'homme, et non pas à une justice divine. La vie est ainsi ; jamais nous n'obtenons une justice complète, et j'aime cette ambiguïté. Dans mon roman Un certain goût pour la mort, on se rappelle le personnage secondaire d'un petit garçon, fils d'une prostituée, auquel personne ne fait vraiment attention, sauf le meurtrier, qui est le seul à savoir que le gamin est atteint de leucémie. J'aime cette ambiguïté: nous sommes face à un coupable qui ne se comporte pas comme on s'y attend... Graham Greene a très bien exprimé cette idée en utilisant l'expression du "voleur honnête", empruntée au poète Browning, pour évoquer  cette situation de l'auteur, sans cesse confronté à la limite entre le bien et le mal. Cela me rappelle la prière qu'avait coutume de dire un malheureux prêtre : "Seigneur, aide-nous à marcher sur cette route étroite qui sépare le bien du mal."
Pour résumer, je suis persuadée que les bonnes vieilles conventions peuvent produire de la très bonne littérature.

Pouvez-vous nous parler de La mort s'invite à Pemberley ?
Je n'aime pas vraiment les suites. En temps normal, je n'y aurais jamais pensé parce que, comme la plupart des écrivains, j'adore créer mes personnages, je trouve cela fascinant. Mais Jane Austen est ma romancière préférée. Et depuis longtemps, je me posais des questions sur l'intrigue d'Orgueil et préjugés. Alors je me suis dit que ce serait bien d'écrire une histoire située 6 ans après le mariage. C'était une bonne façon de combiner mes deux passions : l'écriture de romans policiers et la littérature de Jane Austen. A ma connaissance, aucun critique n'a jamais soulevé deux problèmes que j'ai détectés dans le roman. Je pense d'une part à la première déclaration de Darcy à Elizabeth. Aucun gentleman au monde n'emploierait les termes qu'il utilise pour parler à la femme qu'il aime: il lui dit qu'elle est indigne de lui, que sa mère est vulgaire, qu'il déshonore sa propre famille en lui demandant sa main. C'est incroyable... Deuxième point obscur : la relation entre Darcy et cette Mrs Younge. Cette dernière joue un rôle funeste dans l'histoire. Mais pourquoi Darcy a-t-il confié sa jeune sœur à une telle personne. D'où la connaît-il? Voilà qui n'est pas expliqué dans le livre. Je me suis dit que ce serait intéressant de résoudre ces deux problèmes techniques, et je m'y suis attelée. Ce fut un immense plaisir d'écriture.

Y a-t-il une grande différence entre l'écriture située dans notre monde contemporain et la reprise d'un roman de Jane Austen?
Il y a une énorme différence, ne serait-ce qu'en ce qui concerne le sort des femmes. A l'époque de Jane Austen, une femme devait absolument se marier si elle voulait acquérir un semblant d'indépendance. Si une femme de ce temps était jolie et riche, tout allait bien. Si elle était jolie et pauvre, elle pouvait s'en sortir. Si elle était laide et pauvre, alors là... Jane Austen elle-même n'a commencé à gagner son propre argent qu'avec Raison et Sentiments, et c'était déjà bien tard. Avant, le peu d'argent qu'elle avait lui venait soit de son père, soit de ses frères. Elle ne pouvait rentrer chez elle que si son frère jugeait bon de venir la chercher... C'était terrible. Aujourd'hui, c'est un peu le contraire. Une femme qui travaille et qui aime son métier pourra se dire que le mariage, et surtout les enfants, sont des entraves à sa liberté. En fait, dans Orgueil et préjugés, même si elle paraît stupide, c'est Mrs Bennett qui a raison, et pas Mr. Bennett.

Pouvez-nous vous parler un peu d'Adam Dalgliesh ?
J'ai une intrigue et un projet pour un nouveau roman avec Dalgliesh. Mais j'ai tant de choses à faire. J'espère vraiment pouvoir l'écrire. J'adore écrire des romans policiers. Mais pour moi Dalgliesh n'est pas un compagnon. Je l'ai créé pour qu'il soit admirable, donc je l'admire...

Dalgliesh est quelqu'un de très séduisant, mais il n'est absolument pas sentimental.
Oui, c'est un homme difficile. En fait il est un peu mon double masculin et il en dit beaucoup sur ce que je suis. C'est un homme très bien. La meilleure vision de lui nous vient de ceux qui travaillent avec lui, et en particulier de Kate, sa protégée. C'est d'ailleurs en partie l'équipe de Dalgliesh qui me donne l'occasion de traiter de problèmes très contemporains. Kate Miskin est très représentative de son époque.

Pour conclure, comment voyez-vous la littérature policière contemporaine ?
Je suis certaine que le roman policier est capable de produire de l'excellente littérature. Certains auteurs s'attaquent à des sujets très forts. Ce qui me fascine, c'est que la littérature de l'Age d'or a encore du succès. Qui mieux qu'Agatha Christie peut vous aider à traverser une nuit d'insomnie? Néanmoins, j'estime qu'il y a beaucoup trop de violence dans certains romans, qui se concentrent sur l'étude de psychopathes. Je pense que certains vont trop loin, surtout lorsqu'on considère que la plupart des victimes dans ces romans sont, comme par hasard, des femmes. Il y a des détails de l'enquête dont on se passe très bien... De plus, je ne pense pas que ces romans nous apprennent quoi que ce soit sur le monde où nous vivons...


* Monseigneur Ronald A. Knox (1888-1857), homme d'église anglais, éditeur, auteur, critique littéraire et auteur de romans policiers proposa ses 10 règles d'or du roman policier :
  1. Le criminel doit être mentionné tôt dans le livre, mais il ne doit pas faire partie des personnages dont on aura pu suivre les réflexions.
  2. Tout dispositif surnaturel ou paranormal est bien entendu banni.
  3.  On ne s'autorisera pas plus d'un passage secret ou pièce secrète.
  4. Aucun poison jusque-là inconnu ne sera utilisé, ni aucun dispositif qui nécessiterait une longue explication scientifique à la fin du livre .
  5. Aucun Chinois n'est autorisé dans l'histoire
  6. Aucun événement accidentel ne doit aider le détective. De la même façon, il ne bénéficiera d'aucune intuition de la vérité.
  7. Le détective ne doit pas être le coupable.
  8. Le détective ne s'appuiera sur aucun indice qui n'aura pas été révélé au lecteur simultanément.
  9. L'ami idiot du détective, le "Watson", ne dissimulera aucune pensée. Son intelligence doit être très légèrement inférieure à celle du lecteur moyen.
  10. On n'utilisera ni jumeaux, ni doubles, à moins d'y avoir préparé le lecteur

1 commentaire:

  1. Magnifique !
    Quelle chance de l'avoir rencontrée et interviewée ! Elle a une pêche d'enfer, cette dame.
    Merci pour ce superbe bilet !

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