23 novembre 2014

Lignes de fuite, de l'irrésistible John Harvey

John Harvey se fait trop rare dans les colonnes des blogs et de la presse, de ce côté-ci de la Manche. Dommage. Faudra-t-il attendre que paraisse, l'an prochain sûrement, la dernière enquête de son Charlie Resnick pour que les lecteurs se rendent compte que son drôle d'inspecteur va cruellement leur manquer ? En attendant, voici Lignes de fuite, dont John Connolly dit : "J'ai dévoré Lignes de fuite en un jour, et je mets au défi quiconque de ne pas en faire autant." Je pourrais m'arrêter là, tant  je suis d'accord avec John Connolly.
Avec Lignes de fuite, John Harvey nous présente un nouveau personnage, Karen Shields, jeune inspectrice d'origine jamaïcaine qui a su faire ses preuves au sein de la police métropolitaine de Londres. Ce jour-là, il fait froid à Hampstead Heath, cet immense parc à demi sauvage situé au nord de Londres. Bientôt Noël. Sauf pour le jeune garçon qu'on retrouve littéralement gelé dans le plan d'eau. Enchâssé dans la glace, sur le dos, le garçon semble regarder le ciel de ses yeux de givre.

D'emblée, on est dans l'ambiance : John Harvey décrit la scène, avec son efficacité habituelle, précision et empathie mêlées. Puis il nous transporte dans la tête de Karen qui, face à ce spectacle tragique, se remémore son réveil du matin, la hâte de répondre à l'appel, et cet homme qui est là, dans son lit, et qu'elle avait complètement oublié. Harvey a un don inimitable pour passer du drame à l'ironie sans crier gare. Un peu comme dans la vie, quoi. Qui est ce garçon ? A qui va-t-il manquer? Voilà les deux questions auxquelles va devoir répondre l'équipe de Karen Shields. A la première question, la réponse va arriver très vite : il s'agit de Petru Andronic, 17 ans. A la deuxième question, la réponse est plus floue. Comment affirmer que Petru Andronic ne va manquer à personne ?
Pendant ce temps-là, du côté de Penzance, Cornouailles, l'Inspecteur Cordon, la cinquantaine, mène une existence monotone et bien réglée dans la petite maison qu'il a achetée, et qui a, par temps clair, vue sur le Mont Saint-Michel (version anglaise). L'inspecteur Cordon vient de Londres, où il a connu bien des mésaventures. Mais pas question de donner à la hiérarchie le plaisir d'une démission : il serre les dents et décide d'assumer, jusqu'à la retraite, ses devoirs administratifs là-bas, à Penzance. Néanmoins, on ne se refait pas : Cordon a croisé le chemin de Maxine Carlin et de sa fille, la jeune Rose (ou Letitia). Il leur a sauvé la mise, plus d'une fois. Mais cette fois, c'est plus sérieux : Letitia a disparu. Ce n'est pas la première fois, mais là, sa mère est vraiment inquiète, ce qui n'est pas si fréquent car Maxine, entre alcool et mecs d'un soir, n'a pas la fibre maternelle que les braves gens aiment trouver chez une femme respectable. Elle est tellement inquiète qu'elle part pour Londres à la recherche de sa fille. Mal lui en prend : c'est sous les roues du métro londonien qu'elle terminera sa triste existence. Pour Cordon, impossible de ne pas enquêter. Direction Londres donc, là où Maxine est morte et où Letitia a été vue pour la dernière fois, puis Hastings, sur la côte sud de l'Angleterre, où le père de Letitia, un vieux baba comme on n'en fait plus, tient une petite librairie d'occasion.
John Harvey construit son roman en lignes convergentes : petit à petit, les deux histoires se rapprochent, avancent en parallèle, jusqu'au moment où elles se croisent, s'entrechoquent, puis s'entremêlent en un nœud sanglant, poignant. Qu'y a-t-il en commun entre Letitia et Petru ? Rien, hormis l'abandon, la solitude, le manque d'amour. Tout, en fait.Surtout, ils partagent ce monde qui est aussi le nôtre et son versant instable, dangereux. Harvey ne fait pas dans le misérabilisme, ça n'est pas son genre. Il fait dans la retenue, la lucidité, l'observation attentive du monde qui l'entoure, qu'il a parfois peine à reconnaître, comme nous. Il écrit terriblement bien, il choisit ses mots, ses anecdotes, ses digressions pour nous surprendre, nous amener à regarder, à penser. Son humour est ravageur mais sans cruauté (quoique parfois...). Il sait construire le suspense et nous accrocher à ses personnages, de sorte que, comme John Connolly le dit, une fois qu'on a commencé Lignes de fuite, on ne le repose plus. Vous voilà prévenus.

John Harvey, Lignes de fuite, traduit de l'anglais par Karine Lalechère, Rivages/Thrillers

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Articles récents