19 novembre 2015

John Harvey à Lamballe, avant la désolation

Vendredi 13 novembre 2015. Avant de devenir la date tristement mémorable que l'on sait, ce jour était le premier du festival de Lamballe, Noir sur la ville. Et John Harvey inaugurait les manifestations de ce beau salon, qui allait prendre fin le lendemain matin. Aujourd'hui, il postait un texte qui exprimait son désarroi face aux attaques de vendredi soir ; lui laisser la parole me semble le meilleur moyen de raconter  la tristesse et l'amitié qui ont marqué ces deux jours à Lamballe, loin de Paris et pourtant si près.  Un grand merci aux organisateurs, aux bénévoles  et aux auteurs qui ont fait face, sans rancœur, à cette annulation. Et un grand bravo à eux, qui ont su, comme le dit John Harvey, faire de ces journées un moment exemplaire de chaleur et d'humanité.

« Là où la veille au soir je dînais, près de la République, des tirs, une prise d'otage, des victimes dont le nombre grandissait avec les minutes. Une fois rentré à mon hôtel, je n'ai pas pu m'arracher à cette chaîne d'information de  la BBC où les images tournaient en boucle. Ce n'est qu'à deux heures et demie du matin que je réussis à me forcer à dormir. Le lendemain,  le festival était annulé, comme bien d'autres manifestations ; certains auteurs étaient déjà rentrés à Paris, d'autres qui auraient dû arriver le matin étaient restés chez eux. Mon éditrice - qui heureusement m'accompagnait - et moi sommes tombés d'accord sur le fait que le plus sage serait que je regagne l'Angleterre en embarquant à Saint-Malo le lendemain matin. Restait donc le samedi. Grâce aux nombreux bénévoles sur lesquels repose le festival, ce qui aurait dû être une journée de désolation et d'amertume se transforma en une journée triste certes, mais étrangement agréable. Nous avons déjeuné ensemble, quatre-vingt personnes assises à de longues tables dans la salle municipale, bu trop d'expressos, discuté dans les cafés l'après-midi, avant de nous regrouper de nouveau le soir pour parler, manger et boire du vin. Puis les adieux. 
Le lendemain matin, un peu après neuf heures je me retrouvai sur le pont supérieur du ferry Saint-Malo - Portsmouth, mon regard fixé, par-delà les eaux, sur la ville qui, lentement, disparaissait. Même si je laissais des amis derrière moi, inutile de nier que j'étais content de rentrer à la maison, vers une sécurité relative – pour l'instant.
Et ce pays que je venais de quitter ? »
Lamballe 2015,  Marie Vindy, Hervé Delouche, Marin Ledun

Lamballe 2015. Au premier plan, Pascal Dessaint


Lamballe 2015, Hervé Le Corre et Dominique Manotti


Lamballe 2015 - Gianni Pirozzi


Lamballe 2015 - Laurence Biberfeld et, au fond, George Arion


Lamballe 2015 - Sébastien Gendron, Pascal Dessaint, Jean-Bernard Pouy.
Derrière, Philippe Georget, Marc Villard et John Harvey


Lamballe 2015 - John Harvey avec Olivier Truc

Lamballe 2015 - George Arion et Claude Mesplède
Vous pouvez retrouver l'intégralité du texte du billet de John Harvey ici.


John Harvey à la bibliothèque de Lamballe
Donc vendredi après-midi, John Harvey parlait avec sa franchise habituelle de son dernier roman, Ténèbres, ténèbres (Rivages), chroniqué ici même, et de sa carrière de romancier. Morceaux choisis : 
« Au début, j'écrivais de très nombreux livres pour très peu d'argent.  Les premières années, j'écrivais un livre par mois ! Puis j'ai trouvé qu'il valait mieux faire le contraire. J'ai appris récemment que dans les années 50, en France, il y avait une tradition très forte avec de petits livres vaguement érotiques, publiés par d'obscurs éditeurs. Souvent, ils s'asseyaient dans un café, trouvaient le titre, puis cherchaient quelqu'un pour l'écrire ! Par exemple, il y avait ce titre, « Le fouet dans ma valise » ! Nous étions trois ou quatre auteurs anglais à l'époque, et nous écrivions des westerns, des romans de guerre, des textes un peu érotiques. Parfois, on se répartissait les tâches : l'un écrivait les scènes d'extérieur, l'autre les dialogues, etc. Donc, après plus de dix ans d'enseignement et trois ou quatre ans d'écriture de romans populaires, j'ai décidé qu'il fallait que ça change. J'avais lu beaucoup de polars américains comme Ross MacDonald ou Elmore Leonard, et j'adorais ça. En plus, je voulais écrire sur la ville, en plus du crime. Et voilà comment tout a commencé (…) 
Les éditeurs de polars adorent les séries : c'est plus facile à vendre. Ils lancent l'hameçon, accrochent le lecteur, et après c'est plus facile. D'ailleurs quand j'écrivais des westerns, c'était pareil, c'étaient des séries. J'étais habitué.  Pour l'auteur, c'est à la fois plus facile et plus difficile : on connaît bien son personnage, on s'imagine qu'on sait comment il va réagir face à telle ou telle situation. L'inconvénient c'est qu'on a tendance à se répéter. Mais apparemment, le lecteur aime bien que ça se répète ! Les gens s'attachent aux personnages récurrents : il m'arrive de recevoir des CD de musique de lecteurs qui me disent : "cette musique plaira à Charlie Resnick", ou de parler à des lectrices qui rêvent de materner Resnick, de prendre soin de ses vêtements. Et dès que je veux changer quelque chose, les lecteurs disent : « Mais où sont les chats, où sont les sandwiches ? » C'est pourquoi j'ai introduit une petite plaisanterie à mes propres dépens dans le dernier roman. Dans le tout premier livre de la série, Resnick est dans sa douche, et en sortant, il trébuche pratiquement sur ses quatre chats. Dans le dernier, c'est la même scène, sauf qu'il n'y a plus qu'un vieux chat (…)
J'ai choisi de situer mon dernier roman en 1984, pendant la grève des mineurs, parce que je savais que ce serait le dernier, donc je voulais un sujet un peu lourd. Et puis je savais qu'il paraîtrait en 2014, c'est à dire trente ans après. En outre, je connais très bien la région : elle a été marquée de façon indélébile par ces événements. Dans certaines familles, certains ne se parlent plus à cause de ça. Et puis je voulais aussi évoquer le rôle de la police à l'époque : Resnick était alors un jeune policier et cela m'a permis de réfléchir à cela, et d'avoir le regard rétrospectif du vieux Resnick sur le jeune flic qu'il était (…).
Mon enquêtrice principale est une jeune femme d’origine africaine : Resnick se retrouve dans une position d’observateur, avec du recul. Et puis, c’est vrai, il y a une correspondance entre ce qui est arrivé à la victime et ce qui est en train d’arriver à l’enquêtrice (…).
La grève de 1984 a marqué un véritable tournant dans l’histoire de l’Angleterre : c’est le début de la fin de l’industrie lourde, en Angleterre et ailleurs, qu’il s’agisse du charbon ou de la sidérurgie. Mais c’est aussi un grand changement dans les relations entre le gouvernement et les syndicats. Le gouvernement savait qu’il voulait s’en prendre aux syndicats. Auparavant, le gouvernement conservateur avait été défait par les grévistes car la réserve de charbon était très basse. Là, les réserves étaient pleines, et le gouvernement en a profité, délibérément. D’ailleurs il a été prouvé par la suite qu'il envisageait de faire intervenir l’armée (…).
Il existe une tradition européenne qui utilise le roman policier pour faire du commentaire social. Ce que j’essaie de faire, c’est de rassembler plusieurs choses : le sens de l’action à l’américaine, mais aussi certains aspects de la fiction anglaise réaliste qui n’a rien à voir avec le polar, je pense à Ken Loach par exemple, à des romanciers comme Alan Sillitoe ou Barry Hines. Des gens qui ont montré la vie des gens. De bonnes histoires, une bonne intrigue, des personnages profonds, avec une vision sociale et politique (…)
Oui, Charles Resnick est plus pessimiste aujourd’hui qu’il y a 25 ans. Moi aussi. Nous sommes plus nostalgiques, plus lents : nous partageons un certain nombre de choses tous les deux, en particulier le fait de n’être pas très satisfaits de l’état des choses, en particulier la politique britannique."

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Articles récents