3 décembre 2013

Paris Polar 2013 : Polar, mémoire et politique avec Philip Kerr, Michael Mention et Qiu Xiaolong

Table ronde animée par Mikaël Demets et Clémentine Thiébault
 
La ville change en fonction de l'époque, la langue que vous utilisez porte les stigmates de l'histoire. Par exemple, chez Philip Kerr, les noms des rues changent à Berlin. Mëme chose à Shanghaï pour Qiu Xialong, une ville qui change à toute vitesse.
Philip Kerr : Je suis allé souvent à Berlin, qui est très différent du reste de l'Allemagne. C'est une ville très indépendante, très difficile. Un peu comme Londres est très différent de l'Angleterre ou comme la province   regarde Paris avec un peu de détresse. Hitler haïssait les Berlinois, il s'en méfiait, comme le Kaiser. C'est cela qui fait qu'une ville est grande : son indépendance d'esprit. Souvent, les Américains viennent à Paris et ils s'exclament : "Oh, ils sont si grossiers...". Moi je dis "Fantastique. Allez vous faire foutre, si vous n'êtes pas capables d'aimer une des plus belles villes du monde." C'est comme Londres, c'est une ville difficile, où les gens n'ont pas le temps... C'est à l'individu de s'entendre avec la ville, pas le contraire.

Philip Kerr

Qiu Xiaolong : Vous avez parlé des changements spectaculaires qui touchent Shanghaï, minute après minute. Mais c'est aussi une ville de conflits. Le changement va très vite, il est sans limites, mais les gens le vivent malgré eux.  Mon personnage principal et Shanghaï sont tous deux touchés par ces conflits et ces changements. Ce ne sont pas seulement les personnages qui vivent dans la ville, mais aussi la ville qui vit dans lespersonnages. D'un côté, l'homme est ébloui par le progrès, les nouvelles routes, les nouveaux immeubles ; mais de l'autre, il regrette la tradition, l'histoire. C'est un peu effrayant.



Qiu Xiaolong et Philip Kerr

Michael Mention : C'est vrai que la capitale ne résume pas forcément l'identité d'un pays. En parlant du nord de l'Angleterre, j'avais l'impression de parler davantage du pays qu'en évoquant Londres avec ces gens en costards, toujours pressés. Pour moi, un pays, c'est le paysan, l'ouvrier ou l'artiste, qui transpire du cerveau! C'est pareil pour moi en France : je suis né à Marseille, je vis à Paris et je vois bien l'image qu'on y a de Marseille. Le soleil, tout ça... Moi qui y ai vécu, je sais que Marseille, ça n'est pas ça. C'est beaucoup de chômage par exemple, du chômage au soleil mais du chômage quand même. C'est aussi beaucoup de pauvreté. C'est un décalage qui est commun à beaucoup de pays. En Angleterre, tout bouge beaucoup. Pour être allé dans le nord, j'ai pu constaté le degré du changement. Il y a 35 ans, on y faisait du trafic de charbon, on achetait les cigarettes à l'unité. Aujourd'hui, quand on arrive à Leeds, il y a des magasins de vêtements, et pourtant le passé est toujours là, dans l'ombre.

Michael Mention
Comment voyez-vous votre rôle d'écrivain par rapport à la question de la mémoire ? Défaire les mythes, voir ce qui se cache derrière l'histoire officielle ?
PK : J'essaie de ne pas me laisser tenter par les rôles. Je pense que c'est dangereux. On voit tous ces gens très supérieurs, debout sur leur piédestal, qui parlent à la plèbe... Les écrivains ne sont pas différents des autres. Ils ont la chance d'avoir plus de temps à eux, ils peuvent s'asseoir pour réfléchir. Je suis toujours surpris quand on me parle de moi en tant qu'écrivain : je ne me perçois jamais comme une personne, séparée de mon écriture. Quand je fais des tournées, je m'excuse toujours de ne pas être Philip Kerr. Car la personne qui fait des tournées, des tables rondes et des conférences partout dans le monde n'est pas du tout la même que celle qui s'assoit à sa table et se met à écrire. Doctor Jekyll et M. Hyde en quelque sorte. Le Dr Jekyll reste à la maison à écrire, M. Hyde, l'égomaniaque, le monstre, part faire ses tournées! Il n'est jamais très à l'aise pour parler de lui car il sait que la vraie personne est chez elle, en train d'écrire. La vraie personne est quelqu'un d'antisocial, misanthrope, solitaire, timide, qui a beaucoup de peine à s'exprimer. C'est une schizophrénie. A chaque fois qu'on me demande de parler de mon travail, de mon rôle, j'ai l'impression terrible d'être un imposteur.

Vos livres qui parlent de l'entre-deux guerres et de la IIe guerre mondiale, parlent d'une autre société. On a l'impression pourtant que vous vous en servez pour parler d'aujourd'hui.

PK : Oui, tout à fait. Ce qui m'irrite chez les politiciens, c'est qu'ils n'apprennent jamais de leurs erreurs. Tony Blair, par exemple, n'a rien appris de l'histoire, puisqu'il nous a envoyés en Afghanistan, ce qui est aussi stupide que ridicule. J'aime écrire sur le passé et l'histoire, mais quand je peux, je parle du présent. Si on écrit de la fiction, on a beaucoup de chance, on s'en sort toujours ... C'est pourquoi les historiens détestent les romanciers.  J'ai écrit un livre où le héros est à Guantanamo, en 1954. Bien sûr, Guantanamo n'existait pas en 1954, mais moi, je sais qu'aujourd'hui, cela existe. Donc je ne peux pas parler de Cuba sans parler de Guantanamo, ce serait inexcusable. Car le problème de respect concernant les Américains n'a pas changé. Dans un sens, on constate que les gens se conduisent aujourd'hui comme ils se comportaient autrefois. Les véritables prisonniers de Guantanamo sont les Américains eux-mêmes. C'est l'histoire que j'aime, celle on on peut tirer des leçons pour aujourd'hui.

MM
Je suis tout à fait d'accord au sens où l'on vit dans des sociétés gouvernées par les médias. Aujourd'hui, on a l'impression que la crise actuelle s'est déclenchée comme ça, en appuyant sur un bouton. or j'ai quand même l'impression qu'il y a quelques similitudes entre la crise de 73 et celle d'aujourd'hui. La conscience historique engendre la conscience politique, artistique, sociale. Et puis les gens oublient si vite... Aujourd'hui, Jacques Chirac est sympathique à tout le monde, on oublie très vite ses actes d'un passé très proche. Donc en écrivant des romans, on peut revenir sur des détails qui n'en sont pas, désacraliser certaines postures de l'histoire.

QX J'écris sur la Chine contemporaine. Et pour cela, j'ai absolument besoin de parler du passé. On ne peut pas comprendre le présent sans le passé. Les deux sont intimement liés. Et puis les choses sont très différentes en Chine, où hommes politiques ont la mémoire courte. Pendant des années, notre mot d'ordre politique était "le bond en avant". Ce que cela signifiait en fait, c'était "Ne regardez pas le passé." Dans ce sens, je suis d'accord avec mes collègues ! Nous n'essayons pas d'écrire des romans historiques. Le problème c'est qu'en Chine, beaucoup d'éléments historiques sont occultés. D'ailleurs quand mes livres paraissent en Chine, il arrive qu'on en change les titres parce qu'ils évoquent trop le passé. C'est pourquoi j'ai décidé de faire paraître, chaque année, un livre qui se passe dans le passé, un par an depuis 1949. Les histoires se passent toutes dans le même quartier. Et on s'aperçoit que ce qui se passait dans les années 50 et ce qui se passe aujourd'hui est complètement différent. Ce n'est pas le côté politique qui nous intéresse, mais la vie des gens au quotidien.

Qiu Xiaolong, vous stigmatisez la corruption des politiques, avec toutes les répercussions que cela a sur la vie des individus. Quid de l'utilisation des faits réels, notamment dans
Cyber China, qui évoque une chasse à l'homme via la toile ? Partez-vous de faits réels ?
QX Dans Cyber China, cette histoire de la photo de l'officiel fumant une cigarette de luxe, qui sera diffusée sur l'internet, est une histoire vraie. Très souvent, je pars de faits réels que je transforme avant de les intégrer dans mon roman.

Michael Mention, vous aussi partez d'une réalité, mais en changeant les noms des protagonistes.

MM Je trouve que quand on a la prétention d'écrire un roman, il faut être sincère dans sa démarche. Ne serait-ce que par rapport aux victimes, à leurs familles et aux survivants, le moins que je pouvais faire était de dire que je partais de faits réels.Ce qui fait l'histoire, c'est évidemment l'humain. Nous vivons dans une  société où l'on choisit des personnes dont on fait des modèles, où on déshumanise les gens, on transforme en permanence l'actualité et les individus. Quand on écrit un livre, on écrit une histoire avec des personnages. Donc forcément, on part des individus. Le livre permet de prendre le fait historique, et lui apporter de l'humanité.

PK : J'adore utiliser de vrais personnages, car je veux tout savoir d'eux. Je veux comprendre ces personnes, et écrire est souvent le meilleur moyen. Je dois les rencontrer en tant qu'êtres humains, sans quoi je ne peux pas en faire des personnages. Tous ces personnages réels que j'intègre dans mes romans me permettent de mieux comprendre l'histoire. La deuxième guerre mondiale a probablement été le deuxième grand événement mondial depuis la Réforme, qui joue encore un rôle dans notre société d'aujourd'hui, 5 siècles plus tard. Ainsi, je peux mettre en lumière certains événements et expliquer certaines choses. Quand j'écris, je veux bien sûr donner du plaisir au lecteur, mais aussi jouer un rôle un peu didactique, pour expliquer comment les personnes ordinaires se comportent à telle ou telle époque.

Quid du personnage récurrent ?
QXL : Au départ, ce n'était pas délibéré. Je voulais écrire un roman sur la Chine et ses transformations. Mais j'avais un problème de structure, et j'ai décidé que j'allais en faire un roman policier. Et puis mon éditeur américain a voulu me signer un contrat pour trois livres. Donc j'ai dû continuer! Et finalement j'en ai écrit 8, le 9e va sortir ici en mars. Et il faut dire que ce personnage de l'inspecteur Chen est bien commode : un flic peut aller partout, s'introduire chez les gens, les interroger. Je voulais que ce soit un intellectuel : je voulais non seulement qu'il recherche le coupable, mais aussi le mobile et les circonstances. C'est pourquoi Chen, policier poète, m'est très utile. Aujourd'hui, c'est lui qui continue, tout seul, qui avance dans ses histoires.

PK : Quand on vit longtemps avec les nazis, il faut prendre une douche, se laver. Après les premiers livres, j'ai dû m'arrêter. C'est aussi la raison pour laquelle Bernie Gunther a de l'humour : c'est le seul moyen d'arriver à écrire sur cette période. Car les histoires sont très brutales, noires, déplaisantes. Donc le sens de l'humour était indispensable. Et puis, artistiquement, j'avais envie d'arrêter cette série qui marchait très bien pour faire quelque chose qui marche beaucoup moins  bien. C'est ma façon personnelle de me convaincre que je suis un véritable artiste.

MM : Je pourrais vous dire que dès le début je savais que ce serait une trilogie, mais ce serait mentir! En fait je me suis rendu sur place, je me suis attaché aux lieux et aux gens, et j'ai eu le sentiment que je n'en avais pas terminé. Quand on fait des recherches, on s'imprègne beaucoup du contexte. Maintenant que c'est terminé, j'ai un deuil à faire...

3 commentaires:

  1. Merci chère Velda pour ces beaux comptes-rendus des tables ronde du dernier Pais Polar. Comme si on y était. Super.
    Ah oui, va-t-il y avoir un épilogue à tout ces merveilleux épisodes?. Je pense à la remise des Prix du Balai d'Or qui a eu lieu lors de la soirée 813 , après la première journée de ce salon.

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  2. Merci pour ce commentaire, ça fait plaisir ! Il y a les photos légendées de la remise du prix du Balai d'or ici: http://leblogdupolar.blogspot.fr/2013/11/paris-polar-2013-en-images.html

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  3. Merci pour ce complément d'info. Super ce tout en image. Comme le reste, les tables rondes, les têtes à têtes ou à queues. Les remises des prix. Un panorama complet de ce beau week end. Merci encore chère Velda.

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