La nuit où on a largué
le
cadavre
Une nouvelle inédite de Thierry Marignac
1. SAHARA
C’était un été torride précédant la mondialisation, fin des
années 1970 — vapeurs refroidies de la
Guerre Fétide. La vérité historique oblige à en convenir, cette histoire se
déroula après la dissolution des Sex Pistols — mais bien avant qu’Ali Agça,
victime d’un déplorable entraînement au bazooka frauduleusement offert par les
Bulgares, ne rate à bout portant un Jean-Paul II à peine mobile dans les
couloirs du Vatican.
Bref, c’était l’époque où les dealers n’avaient pas encore
appris l’étalement des vacances, alors à partir du 14 juillet, on ne les voyait
plus, ils étaient sur la plage ou en taule. Jusqu’en septembre, et encore, il
fallait qu’ils se remettent à flots, la machine avait souvent des ratés en
début de saison. Six longues, interminables semaines de Sahara pour l’usager
moyen. Mirage de paquet de poudre, et pas la queue d’un radis.
Cet été-là, dans leur groupe, la pénurie n’avait pas encore
ployé les échines, grâce aux bons soins d’un des piliers de la bande qui avait
mis la main sur un stock d’excellent poison d’Extrême Orient, un produit si pur
que sa seule présence électrisait n’importe quelle pièce remplie de camés avant
même d’y avoir goûté. La blancheur des cristaux d’héroïne était magnétique.
Soudain la drogue, traversée d‘une pulsation, se teintait de
reflets rose nacré dans les lueurs du crépuscule qui constituait son
arrière-plan. En effet, il était bien rare que les camés se retrouvent avant la
fin d’après-midi.
Comme toujours dans ces cas-là, le pilier de la bande —
détenteur de la manne — perdait tout son fric en se goinfrant l’opiacé.
Tout le monde oubliait tout, dans une vie de camé où le
drame du manque et le psychodrame de la poursuite de la poudre fournissaient la
trame essentielle des jours et se répétaient à l’identique ou presque, sinon
que l’aubaine d’hier envenimait la poisse d’aujourd’hui. Du coup, la chronique
ne retint pas comment ils se retrouvèrent cette fois-là, par un début de soirée
encore ensoleillé, dans cette pièce minuscule au premier étage d’un vieil
immeuble décrépit du 18e arrondissement. Bernard, le seul qui garda mémoire de
cette nuit-là, et de l’enchaînement des faits, avait plusieurs versions
contradictoires de leur réunion. Par contre, il se souvenait de la suite avec
précision, parce qu’il était l’hôte de la bacchanale.
L’ARMURE DU CINGLÉ
Bernard, un grand
type à l’air hagard, avait été probablement costaud au départ, de gros os, une
certaine assise au sol, mais l’usage l’avait rendu filiforme comme les autres.
Il avait une vingtaine d’années, dont quelques-unes de zone, dont il gardait
les réflexes et les séquelles — paquet de nerfs déjà fracassés, mais parfois
des réactions judicieuses au moment critique. Après coup, il ne parvenait plus
à recoller ce que le géant kabyle, Majid le cinglé, était venu foutre là.
Bernard savait bien que le Kabyle venait d’être relâché de l’asile et qu’il
cherchait de la poudre, mais il était certain qu’il n’avait pas fait monter
Majid, toujours susceptible de démolir la turne pierre par pierre, si ça se
passait mal. Il était pourtant un des seuls à foutre les jetons au géant
kabyle. Bernard regardait Majid droit dans les yeux sur une certaine fréquence
de réprobation glaciale et l’autre canait sans faire un pli. Bernard s’était
servi de cette vulnérabilité incompréhensible — et découverte par hasard — dans
l’armure du cinglé une ou deux fois pour le ramener à la raison et le foutre
dehors. Mais Bernard savait très bien, l’ayant à quelques reprises appris à ses
dépens, que la folie et la poudre sont des situations extrêmement instables. Si
le géant kabyle lui en retournait une — tout à coup libéré de sa superstition,
inversant la paranoïa par un coup de théâtre intime très possible chez un
dingue— Bernard ferait le tour de ses pompes, en admettant que la torgnolle ne
l’ait pas tout simplement décapité.
LES SPONSORS DE L’ORGIE
Donc, il était probable que le géant
kabyle soit arrivé avec les deux autres, Lucille la michetonneuse, et Pascal le
plus malin de tous (c’est ainsi qu’il faisait parfois figure de chef de bande),
le cerveau du quartier, détenteur de la manne. Qu’est-ce que ces deux-là
foutaient avec Majid ? Lucille était capable de tout, au fond, mais dans
ses heures de loisir, elle s’intéressait aux beaux garçons — une poule toute en
courbes, il fallait bien le reconnaître, une brune dont la lascivité vulgaire
était soulignée par un ensemble rose parme à pois blancs, en tissu ultra léger,
sous lequel battait sa poitrine et ondulait sa taille. Le géant kabyle était
gigantesque, taillé dans la masse, parfois touchant avec ses airs de môme
affolé quand quelque chose lui échappait, mais — construit sur le modèle
sommaire des grands sauriens disparus — il évoquait plus Quasimodo que Sacha
Distel. Les lueurs éperdues qui pailletaient de jaune les yeux de Majid aux
instants où il perdait le contrôle, si elles avaient permis à Bernard de le
canaliser quelquefois, foutaient le trac à presque tous les autres. Non,
Lucille n’avait eu sans doute dans l’irruption de Majid chez Bernard qu’un rôle
anecdotique. Elle avait peut-être insisté auprès de Pascal pour que celui-ci
vende au cinglé. Si elle multipliait les sponsors de l’orgie, le détenteur de
la manne serait plus généreux, la poudre allait pleuvoir. Comment Pascal, un
grand blond à la voix douce dont les yeux translucides et la sagesse faisaient
pâmer les filles, avait-il pu marcher dans la combine ? Avec les années,
Bernard finit par se dire qu’intimidé par Majid et aguiché par Lucille, Pascal
s’était contenté de baisser les armes. Ou alors le géant kabyle était arrivé
plus tard, et il avait frappé, toutes antennes de camé vibrantes, ayant
d’instinct localisé l’appart où se trouvait la défonce. Mais alors pourquoi
est-ce que l’assemblée ne lui avait pas caché la manne et envoyé autre
part ? Bernard avait aussitôt senti
que Majid sortait d’une cure de neuroleptiques et bains froids dans un
établissement spécialisé, et qu’il était fou d’envie de came — en plus d’être à
enfermer dans son état normal.
Peut-être que ce n’était pas Bernard qui avait ouvert la
porte. Peut-être que c’était Lucille et son ordre du jour qui avaient convié le
géant kabyle à l’intérieur cette fois encore — elle aussi en pleine fringale de
poudre, plus on est de tordus, plus on bande, plus il traîne de quoi s’en
mettre plein les artères.
LES INJONCTIONS DE LA SAUTERELLE
Quoi qu’il en soit, ils étaient tous
les quatre dans la pièce au premier étage d’un immeuble du 18e dont
les murs antédiluviens rendaient la chaleur en fin de journée et la fenêtre
ouverte sur une petite cour crasseuse n’aérait pas grand-chose. Bernard était
l’hôte mais bien entendu pas le locataire officiel. Celle-ci avait dû suivre
les dealers sur la plage, de même que la poule de Pascal. Il profitait des
vacances pour s’embourber Lucille la michetonneuse, et vendre de la dope. Le
principal titre de gloire de Lucille était d’avoir impressionné les filles du
voisinage qui lui posaient — avec autant de curiosité que de dégoût — des
questions sur sa profession occulte, en leur répondant par un
lapidaire : « Je préfère voir des bites que des machines à
écrire. », qui avait mis fin au débat. Sinon, Bernard s’en rendait compte
ce soir en la voyant de plus près, elle était carrossée d’enfer dans sa
chiffonnade de coton rose à pantalon corsaire. Ombre au tableau, elle en
rajoutait une tonne, se trémoussant outrageusement plus que nécessaire.
Elle s’accrochait à Pascal en minaudant dans un crépuscule
de plus en plus sanglant :
—Te fais pas prier mon chéri, c’est notre soirée… J’en veux
encore…
—Non, il n’en est pas question. On en a déjà parlé. Tu en as
déjà eu. Maintenant, ça suffit.
Pascal reculait le buste, trébuchant un peu en arrière, se
grandissant alors qu’il était déjà très long, les yeux écarquillés, comme un
cheval effrayé par une tarentule. Lucille tripotait les premiers boutons de sa
chemise bleu clair ouverte sur une touffe de poils blonds à hauteur de
poitrine. Lucille se mit à jouer avec la touffe de poils, et changea de
disque :
—Mon chéri, moi, tu sais quand j’ai pris de la poudre, il
faut me baiser… Viens, on rentre à la maison… Il faut me baiser…
Pascal se reculait de plus en plus de Lucille et faillit
tomber. Il était trop grand, trop mince, foutu de travers, en équilibre
instable sur le bout des pieds. Les positions acrobatiques, ou même simplement
malaisées, lui étaient périlleuses. Bernard le rattrapa. Il n’intervenait pas
auprès de Lucille, probablement intéressé lui aussi par la perspective d’un
petit shoot à l’œil si Pascal succombait aux injonctions de la sauterelle.
CINQ MILLE FRANCS LOURDS
Le géant kabyle n’avait encore pas
dit grand-chose, peut-être intimidé par Bernard. Celui-ci, qui entendait gérer
le dingue dès le début, lui avait à peine dit bonjour, en lui indiquant
sèchement le seul endroit où sa masse pouvait s’installer sans casse dans
l’appartement exigu. Et l’avait foudroyé du regard d’entrée. Il avait peut-être
eu tort de faire usage de son venin aussi vite, se dit-il, le Kabyle allait se mithridatiser.
En effet, Majid sortit de son hébétude, levant les yeux vers Pascal :
—T’as de la poudre ?…
Non content d’être une brute et un barge à confiner sous
sédatifs, le géant kabyle avait une voix de stentor, caverneuse à souhait,
faite pour le gospel. D’une détente — inouïe, chez un camé en manque — Bernard
se rapprocha de Majid que la soudaineté du déplacement fit sursauter.
—Tu veux qu’on t’entende jusqu’au commissariat ?
Dans un moment pareil, avec de la poudre en jeu, c’était
quitte ou double, ou bien Majid s’écrasait, ou bien il lui lâchait une mandale
qui le projetterait sans nul doute sur le mur d’en face, la pièce était
décidément exigüe. Le géant kabyle baissa les yeux, et Bernard respira un peu,
il restaurait son autorité. Mais, une seconde après, le Kabyle l’écartait d’un
geste assez brusque. Pendant que Bernard reprenait l’équilibre, Majid poursuivit,
sur un ton un peu moins tonitruant tout de même :
—Eh, Pascal, tu vas pas me laisser comme ça ?
Franchement ?… J’en ai besoin, moi…
Bien que froissé, Bernard décida prudemment d’ignorer la
brusquerie du géant kabyle. Pascal, qui négociait à voix basse avec Lucille,
répondit à Majid :
—Je n’en ai plus.
Le Kabyle étala cinq mille francs lourds devant lui sur la
paillasse, seul siège assez solide pour supporter son poids. Lucille était à
présent un peu plus loin de Pascal et regardait l’argent.
—À combien tu la vends ? Tu vois pas que j’ai de
quoi ? Rapporte-moi de la poudre.
Bernard reprit le crachoir d’une voix tranchante en se postant
du côté gauche du Kabyle :
—Ta gueule, Majid, moins fort ou je te fous dehors.
Bernard se demandait comment s’en tirer si le géant le
prenait au mot, mais celui-ci n’avait pas l’habitude qu’on le défie
ouvertement, surtout après une démonstration de force. Grâce à Allah, Majid
doutait de lui-même, et sa parano schizoïde fit le reste.
—Excuse, dit-il en direction de Bernard, maintenant tout
près du seul tabouret vacant en bois épais. Ça fait si longtemps, tu comprends…
PSYCHISME À LA MASSE
Paradoxalement, ce fut ce qui décida Pascal à aller chercher
dans son appartement la quantité désirée. La situation semblait pacifiée,
Pascal avait confiance. Bien que Bernard soit plus jeune que lui, amaigri, et
au fond fragile comme un camé, il sourdait parfois de lui une certaine
fréquence vitale à échos de ferraille dont se méfiaient même les petites
frappes de la rue. Et les billets craquants étaient sous le nez de Pascal dont
l’entreprise de deal tournait à perte depuis déjà un certain temps. La mousmée
roucoulait à l’idée de la débauche qui allait s’ensuivre et accepta même de
rester dans l’appartement avec Bernard et Majid. Pendant ce temps, Pascal, peu
désireux de laisser voir à sa maîtresse d’occasion où se trouvait sa cache,
pourrait couper sa poudre au Gerblé
nourrisson premier âge tout à son aise, tranquillement, avant de revenir.
Tous les signaux d’alarme hurlaient sous le crâne de
Bernard : cette poudre, même coupée, c’était une bombe, impossible de
prévoir ce qu’elle produirait — sueur, accès de fièvre, hurlements, accès de
violence — sur le psychisme fragmenté à
la masse de Majid. Bernard supposait qu’en le manœuvrant et en le prenant
par surprise, il était assez vif pour assommer le géant kabyle avec le
tabouret. Tout de même — pas du tout cuit. C’était une enclume, ce Majid,
Bernard risquait de péter le tabouret, et de le mettre vraiment en rogne. Ce qui signifiait une trempe magistrale, et,
retour de vacances, sa gisquette, nonobstant ses coquards, lui ferait en prime
une scène pour le tabouret.
Mais Bernard rêvait déjà de son shoot, alors il glissa vingt
sacs à Pascal pour un petit tour de manège, en se disant qu’avec l’influence
qu’il prenait sur le Kabyle, dès que l’autre serait dans la vape, il écrèmerait
le paquet de dope, sur cinq grammes de TNT, il y avait de quoi faire. Sa mise
était plus symbolique qu’autre chose, mais elle confortait Pascal dans son
devoir de pourvoyeur. Bernard ne confia pas à Pascal sa certitude que Majid
sortait à peine de chez les hallucinés du caisson, encore sous médecine
radioactive, ni sa prémonition post nucléaire de la suite des opérations.
Pascal avait du chou, il aurait certainement marqué le pas. Mais Bernard ne
pensait qu’au coup de gong de la poudre résonnant dans tout le corps : le
goût dans la bouche, les muscles liquides, le sang vicié, le bourdonnement aux
tempes, la bulle invulnérable aux autres de plexiglas blindé qui le dérobait
alors — bien plus efficace qu’une tour d’ivoire. Vite.
TOUTES LES MÊMES
Le géant kabyle — une montagne de bidoche, même assis —
continua à s’excuser auprès de Bernard pour pouvoir se plaindre et bénéficier
de l’apitoiement. La mousmée avait entamé un rentre-dedans sans trop de
fioritures en direction de Bernard qui jouait les hommes de la situation en
calmant l’armoire à glace. Pascal prenait son temps.
—Tu me plais toi, disait Lucille à Bernard. T’es félin.
—Moi ?… répondit Bernard, incrédule, les gestes
saccadés, les reins cassés, les nerfs en vrille, les articulations vermoulues
par le manque, raide comme un verre de lampe.
—Elle a raison, dit Majid, cherchant à se faire pardonner sa
véhémence, maintenant qu’il était sûr d’avoir de la poudre. T’es beau gosse.
— C’est pas ça qu’elle a dit, imbécile.
—Si, fit la mousmée. Je l’ai dit autrement, c’est tout.
Toutes les mêmes, songea Bernard, toujours prêtes à s’allier
avec les balaises.
—Ah, tu vois, dit le géant kabyle, satisfait de rabaisser le
caquet de Bernard. Je comprends mieux que toi la France.
Pour garder un brin de sérénité, Bernard songea au grand
couteau dans la microscopique cuisine, sous l’évier. Il essayait simultanément
de se souvenir de tous les films de sa connaissance où on se débarrassait des
cadavres. Hélas, le manque n’aidait pas à la concentration. Dans La Femme à abattre, les affreux lestaient les macchabs avant de les foutre à
la baille. Mais le plus proche cours d’eau, c’était le canal de l’Ourcq, et —
Bernard ne disposant d’aucun véhicule—
il fallait les traîner jusque-là. Il faudrait donc solliciter l’aide de Pascal.
En effet, celui-ci était déjà mortellement encombré par la sauterelle sans
frein sans contrôle, sans compter que ça flinguait son image de vieux sage
auprès de qui chacun prenait conseil, une écervelée nympho comme ça. Un
kilomètre environ à traîner deux corps par les chevilles dans la nuit claire de
l’été. Les choses étant ce qu’elles étaient, Pascal prendrait la fille, 55kg,
et lui laisserait Majid, 95kg. Le défaut de Pascal : excellent chef
d’état-major, il choucroutait sur le champ de bataille. Bernard avait le défaut
inverse : bon tacticien, il manquait de stratégie. Ne sachant absolument
pas quoi en faire après les avoir égorgés, il se résigna à supporter ses hôtes.
Pascal tardait.
2. POUVOIR DÉFOLIANT DE LA POUDRE
Pas moins kamikaze qu’un autre, Bernard avait tout de même
une idée assez précise du pouvoir défoliant de cette poudre. Il calculait sa
dose sur des critères connus de lui seul et se trompait rarement, déjà
chevronné. Mais c’était un instant d’intense concentration, toutes sortes de paramètres entraient dans
les calculs, il ne prêtait aux manœuvres de chacun — occupé à s’envoyer la dope
d’une manière ou d’une autre — qu’une attention minime. Déjà vieux junk à
l’écoute de sa bidoche, il était absorbé. Il n’écoutait que d’une oreille le
refus catégorique que Pascal opposait aux suppliques de Lucille pour qu’il lui
fasse un fix. Pascal n’était pas doué pour percuter la veine, surtout chez une
fille, chez qui elles sont souvent plus fines, et c’est pas de la tarte.
Lucille n’avait pas encore appris à se shooter elle-même. Avec un châssis
pareil, elle trouvait toujours une bonne âme pour se dévouer.
—Non. T’as qu’à la sniffer. Ça suffit. Je ne sais pas faire
les shoots.
Malgré cette extrême focalisation de son esprit sur la dose
juste, qui le défoncerait malgré l’habitude mais sans l’expédier direct au
paradis des camés, Bernard avait noté quelque chose d’irritant à la périphérie
du regard, comme une poussière dans l’œil.
—Majid, mets-en moins dans la cuillère, bordel. Tu vas faire
une OD.
Le géant cinglé avait balancé un bon dixième dans la
cuillère. Il était, selon Bernard, sevré d’héro depuis un certain temps. Et
même si, chez les dingues, on l’avait abruti de calmants, ça n’avait rien à
voir.
—…Tu la connais pas, goûte-la d’abord.
—Attends, tu m’as regardé ?
Le géant kabyle redressa la poitrine. Torse massif, épaules
lourdes, il n’avait pas l’air fragile, physiquement.
—Je veux la sentir, Rrrabokkk !
—Ah, tu vois, a repris Lucille en se cambrant sous le nez de
Pascal. On veut la sentir…
Au beau milieu de son shoot, Bernard n’entendit pas le reste
de la tirade, parce qu’il se faisait une tirette, renvoyant le sang déjà vicié
par la drogue — il avait tapé plein pot dans l’artère, la sueur perlait déjà à
son front sous le coup de boutoir— vers le cœur pour que la défonce déferle en
plusieurs fois.
Mais en plein dans son flash à répétition, Bernard vit Majid
partir à la renverse, bleuir, violacer, émettre un ronflement obscène avant de
repartir en avant pour piquer du nez, emporté par son poids, la gravité
terrestre, la douceur de l’abîme. Les yeux de Pascal s’écarquillèrent tandis
que Lucille fonçait sur le paquet de poudre « général » ouvert sur la
table pour se refaire une ligne. Bernard, propulsé par son shoot sur une
spirale d’énergie, balança une mandale à toute volée dans la tête du Kabyle. Il
était vétéran de trois ou quatre overdoses, et cette poudre Triangle d’Or— loin
d’abattre et d’enfoncer l’usager dans la rêverie morose des opiacés —
survoltait au début chaque nerf en effervescence de ceux qu’elle ne tuait pas.
Il reprit son élan et en expédia une seconde, puis une troisième. Ensuite, il
saisit le géant au col pour le secouer violemment — manœuvre a priori
périlleuse, parce que la masse du Kabyle ne le rendait pas facile à manier et
Bernard n’était plus qu’un sac d’os. Heureusement, Majid était assis, les yeux
sur le point de se révulser, le visage violet comme un cardinal à la messe de
Pâques — tout en émettant un râle liturgique crispant à basse fréquence.
—Parle-moi, tête de nœud. Tu fais une OD, je t’avais prévenu,
connard, faut y aller mollo avec cette poudre-là, tu m’écoutes ?…
Réponds !
Bernard ponctua son intervention d’un nouvel aller et retour
de la main droite, armée loin derrière à chaque fois et lestée de toute son
appréhension de voir le Kabyle claquer sous ses yeux. La tête du cinglé pivota
sèchement à deux reprises. Bernard recommença de la main gauche, moins puissant
mais très rapide. Le ramener sur terre à tout prix. Leur bien-être à tous en
dépendait.
—T’es trop dur avec moi, je suis bien… gémit le géant.
—Oui, doucement, dit Pascal. Arrête de cogner. Tu vas lui
casser les dents.
Lucille intervint :
—J’en veux encore. Je peux prendre sa shooteuse ?…
Se détournant du Kabyle, Bernard aboya sous le nez de la
femme si brusquement qu’elle eut un mouvement de recul.
— Ta gueule. Touche pas à ça. Va faire du café. Très fort.
Et il reprit son élan pour un nouvel aller et retour à toute
volée dans la tête du Kabyle dont les orbites partaient sans arrêts vers le
ciel, loin sous les paupières — dont la peau s’empourprait constamment du
velours maudit de la mort en marche.
Chaque baffe dans la grosse tête du géant en pleine vape
retardait l’apparition de la maudite couleur bleue sur ses joues livides
héritées de l’asile de dingues.
La nuit était tombée, la température avait baissé de
quelques degrés. Un peu d’air frais filtrait par la fenêtre ouverte donnant sur
la petite cour crasseuse.
—Arrête de lui taper dessus comme ça, répétait Pascal aux
abois. Tu vas le tuer.
Bernard releva le
menton du Kabyle qui partait sans arrêt dans la vape, piquait du nez et l’empêchait
de répliquer à Pascal, claquant à répétition la gueule du cinglé — remontée
d’un revers de main au niveau adéquat — le plus fort possible, histoire de le
réveiller avant d’avoir à fournir des explications à la brigade des stups au
sujet de son décès prématuré.
—Ça vient ce café ?… gueula Bernard en sueur à l’adresse de la michetonneuse en
goguette loin de la bouilloire.
Comme elle avait le nez dans le paquet de poudre, Pascal
interrompit ses litanies humanitaires, raflant la défonce sous les naseaux de
Lucille aux cent coups, et la renvoyant à la cuisine sur un ton autoritaire
sous peine d’être interdite de sniff pour le restant de la nuit. Piteuse et
provisoirement rassasiée de poudre, elle fit mine de s’exécuter tandis que
Bernard balançait quatre baffes supplémentaires au géant kabyle en toute impunité— des deux mains, son bras
droit commençait à fatiguer. Celui-ci reprenait peu à peu le teint de cire — à
présent marbré de coups — signifiant que son pouls au rythme encore très
ralenti n’allait pas s’éteindre tout de suite.
—Lève-toi, gueula Bernard. Lève-toi, maintenant, et marche,
nom de Dieu !
Il s’efforça de tirer le géant kabyle vers le haut. À
mi-chemin, il flancha. Le cinglé pesait une tonne et il était entièrement
flasque. Bernard poussa un hurlement strident aux oreilles du cinglé, figeant
les deux autres à nouveau en train de se chamailler sur le café. Lucille voulait de la poudre avant de le
servir. Bernard gronda au Kabyle :
—…Aide-moi, bordel. Il faut que tu te relèves.
Le cinglé finit par contracter les muscles pour se redresser.
Laissant Pascal et la greluche reprendre leurs esprits, Bernard entraîna le
géant kabyle boire une casserole de café dans la minuscule cuisine. Puis il
obligea le cinglé à marcher, parler, en lui collant des baffes chaque fois
qu’il devenait bleu— malgré les objections véhémentes de Pascal, fort
heureusement occupé dans la cuisine à repousser les avances de Lucille,
apparemment décidée à le sucer pour se rapprocher du paquet de poudre.
Mais Pascal lui ordonna d’aller servir le café, on verrait
la suite plus tard. Bernard faillit casser les dents du Kabyle en lui fourrant
la tasse dans la bouche.
Au point du jour, vers quatre heures et demie d’une aube
resplendissante, le géant kabyle — visage enflé sous l’avalanche de beignes et
marbré d’hématomes — reprenant force et vie, voulait se refaire un shoot.
—Non, disait Bernard. T’as failli passer l’arme nettement à
gauche de la Mecque. Attend un peu avant de charger la mule, ça vaut mieux.
— J’ai compris maintenant, j’en mettrai moins dans la
cuillère, disait Majid, geignard.
—Mets t’en plein la louche si tu veux, mais pas ici.
—J’ai payé le paquet. Avec mon fric.
—Et maintenant que tu as pécho ta poudre, tu rentres chez
toi.
—C’est à moi que
tu parles ?
Majid gonflait la poitrine, et Bernard eut un instant
d’appréhension : la taille et la force du Kabyle rendaient futile toute
intervention s’il se donnait la peine de mettre la machine en branle. Mais la
réponse est dans leurs yeux, dit la bible des rues, et ceux du Kabyle, materné
à la dure par Bernard toute la nuit, restaient mal assurés face à celui-ci,
incertains, hantés à son insu par l’abîme survolé entre la vie et la mort.
Bernard joua le tout pour le tout. Il répondit sans manifester d’émotion
particulière.
—Oui. Si tu veux claquer, vas dehors.
Majid avait certainement un instinct d’agression très
développé mais la surdose l’avait matraqué, et rassembler quelque force que ce
soit au fond de muscles ramollis par la touffeur équatoriale d’un trop-plein
d’héroïne d’une pureté rare — était une tâche surhumaine. Bernard, quant à lui,
avait pris juste la dose qui convenait, et la drogue lui conférait au contraire
une énergie maniaque. La vague d’appréhension qui l’avait envahi reflua. En
temps normal, Majid l’aurait écrasé comme une mouche sur un pare-brise, mais
dans l’état où il était… L’hésitation du géant kabyle figea tout à coup
celui-ci, ramenant le bleu funèbre sur ses joues. Bernard mit donc fin à cette
conversation par une paire de claques bien senties. Le géant kabyle encaissa
sans objection — pris au dépourvu par cette dernière lueur d’overdose, il se
rassit brusquement, et se tut sans toutefois piquer du nez, méditatif. Cinq
minutes plus tard, il dormait paisiblement, sans émettre le moindre ronflement
suspect, souffle régulier, et ses joues avaient cessé de violacer, alors
Bernard s’abstint de lui en retourner une de plus. Majid était KO, mais encore
du monde des vivants. Pas besoin de creuser un trou dans la cave pour le jeter
dedans — histoire d’éviter un long détour par la brigade des stups et la
préventive.
Pascal et la greluche continuaient à s’engueuler dans la
cuisine.
LAISSE TOMBER
—Il faut que je rentre, disait
Pascal, reste avec Bernard.
—Laisse-moi au moins quelque chose pour demain matin,
répondait Lucille sur ses ergots. Sinon, je serai malade.
Elle savait qu’il en restait un peu à Bernard, et il n’était
pas si mal foutu que ça. Elle voulait arracher un peu plus à Pascal avant de le
laisser partir.
Bernard n’était pas du tout d’accord avec la tendance
générale — l’obliger à finir cette nuit d’horreur avec Lucille — mais le géant
kabyle se réveilla, ne sachant pas vraiment où il était, s’il l’avait jamais su.
—Vas-y, lui dit aussitôt Bernard en lui tendant son paquet
de poudre, celui que le Kabyle avait payé.
Rentre chez toi. Ma gonzesse va revenir, elle déteste la dope. Elle va nous
rendre la vie impossible.
Grâce soit rendue au Dieu des camés et des schizophrènes, l’argument
porta. Majid prit la tangente sans faire d’histoires, l’air contrit, comme si
la fameuse gonzesse de Bernard était déjà là.
Dans ce placard à balais, ce qu’on appelait la cuisine se
situait à un pas et demi de l’entrée. La sortie pacifique du géant kabyle coupa
la chique au couple en train de s’engueuler. C’était une nouvelle donne, dont
Pascal profita aussitôt, prenant la greluche de vitesse.
—Bon… Eh bien, s’il est vivant, je suis soulagé, je n’en
peux plus de fatigue, j’y vais, à bientôt.
Et Pascal de s’arracher comme un chacal — le regard psychotique
de l’homme au bord du gouffre — laissant, ce salaud, son copain Bernard avec la
foldingue.
Ce qui, a priori, ne choquait pas Bernard, rêveur depuis le
départ devant la croupe incendiaire de Lucille. Il la laissa même se servir
dans son paquet de poudre personnel. Mais l’opium et ses dérivés diffusent chez
les femmes les plus vertueuses une fréquence torride. Or Lucille n’avait déjà
au départ rien d’une vertu, et l’héro déchaînait son envie d’endorphines. Sauf
qu’après une nuit à calmer le Kabyle schizo, et quelques shoots pour se
remettre, Bernard était totalement hors-jeu sur le plan sexuel jusqu’au match
du lendemain, et le désir de la femme ne souffrait pas qu’on botte en touche.
Il finit par foutre Lucille dehors avec pertes et fracas.
Elle l’empêchait de dormir.
3. NOSTALGIE
Quinze ans plus tard, quand Bernard évoqua cette soirée
torride devant Pascal, celui-ci répliqua :
—C’est la nuit où on a largué le cadavre ?
TM, Paris, avril 2011
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