Après L'eau rouge et La femme du deuxième étage, voici le troisième roman traduit en français du Croate Jurica Pavičić, qui, en trois ans, a remporté de nombreux prix et réussi à conquérir un public français fidèle et fervent (voir ici). On n'oubliera pas son recueil de nouvelles Le collectionneur de serpents, où il faisait un portrait saisissant de son pays et son histoire tourmentée. Avec Mater Dolorosa, il démontre une fois encore qu'il mérite largement le qualificatif de romancier féministe - qu'il accepte d'ailleurs volontiers. Dans tous ses romans, Jurica Pavičić travaille en virtuose à un équilibre entre histoire personnelle et histoire politique et sociale. Avec Mater Dolorosa, il a peut-être réussi à atteindre une forme de perfection en la matière.
Nous sommes en 2022. Inès travaille à la réception d'un hôtel de Split. Un hôtel qui, autrefois, était un grand magasin socialiste où elle venait avec ses parents. Elle entretient une relation amoureuse avec le patron (marié) de l'hôtel, et vit au quotidien avec sa mère Katja et son jeune frère Mario une existence morose. Son petit frère : "le plus beau et le plus adorable petit garçon du monde", se rappelle-t-elle. Katja travaille comme femme de ménage. Quand elle rentre chez elle… elle fait le ménage et la cuisine. Et l'auteur détaille minutieusement les opérations qu'elle effectue pour préparer le repas, puis ses tâches ménagères. On pourrait croire que tout cela n'a pas beaucoup d'intérêt : et pourtant, c'est ce qui rythme la vie de Katja. Le ménage, la cuisine, ses enfants, le travail. Et puis les travaux qui se déroulent dans l'immeuble, et qui l'obsèdent littéralement : l'entrepreneur en prend à son aise et le maître d'œuvre est en train de s'approprier un local qui ne lui appartient pas. Et personne ne fait rien… Le monde n'est plus ce qu'il était.
Le port de Split - dronepicr, CC BY 2.0 <https://creativecommons.org/licenses/by/2.0>, via Wikimedia Commons |
Mario, lui, ne travaille pas : il dort jusqu'à pas d'heure, traîne en survêt' avec ses copains, boit des coups, va à la salle de muscu, bref il zone. Ce qui n'empêche pas Katja de lui vouer un amour inconditionnel. Inès, elle, est un peu plus lucide, mais elle garde dans un coin de sa mémoire un épisode de son enfance où Mario, tout petit garçon, avait échappé à la vigilance de sa famille et disparu quelques heures. Elle n'oubliera pas la peur, terrible.
Dans une gigantesque usine désaffectée, entre rails et docks, on vient de retrouver le corps d'une jeune fille. C'est là que se rend le policier Zvone, qui va prendre en charge l'enquête. C'est la première fois qu'il se rend sur le territoire de l'ancienne usine de PVC, où travaillait son père. Ce soir-là, le lieu grouille d'ambulances. Le légiste est déjà là. La halle de l'usine a quelque chose de monstrueux, avec ces fosses de deux mètres de long qui ressemblent à des tombes et qui accueillaient des machines. La victime est toute jeune, porte des marques bleues autour du cou, une entaille sous l'omoplate. Pour en savoir davantage, il faudra attendre l'autopsie. On sait d'ores et déjà qui elle est : dans la poche de son jeans, une carte d'identité indique qu'il s'agit de Viktoria Zeba, fille d'un patron de clinique influent. Sale affaire.
Le drame peut commencer. Et il va se dérouler lentement, inexorablement sous la plume de Jurica Pavičić. Avec lui, on va faire le rapprochement entre la famille d'Inès et le crime qui vient d'être commis. Avec lui et avec Inès, on va cheminer des soupçons et des indices vers les preuves. Et puis ressentir l'état d'une ville - d'un pays - à travers la vie des protagonistes. Katja et son ressentiment envers celui qui, selon elle, s'approprie une partie de ce qui lui appartient. Inès, qui vit au jour le jour avec les touristes du monde entier qui, pendant l'été, font de Split une capitale touristique avant de l'abandonner à sa tristesse. Zvone, qui vit avec un père à la dérive dans l'appartement que ce dernier a obtenu grâce à son travail à l'usine de PVC. La Croatie moderne, la Croatie d'hier, les usines d'hier, les appartements d'hier, la vie d'hier qui subsiste à travers ceux et celles qui l'ont vécue et ont bien du mal à l'oublier. Et puis Katja, Mater Dolorosa, femme à l'ancienne, aux racines méditerranéennes pour laquelle la famille - et surtout les fils - compte plus que tout. Femme d'habitudes, femme soumise dans le quotidien, mais capable de l'aveuglement le plus coupable quand il s'agit de son fils. Inès, qui flotte entre deux mondes, qui ne veut pas être sûre de ce qu'elle sait, écartelée entre sa famille et son empathie pour la victime, entre son désir d'émancipation et de réussite et sa recherche de vérité. Autant dire que Mater Dolorosa soulève un maëlstrom d'émotions, certes, mais aussi de réflexion face aux questions très humaines et très vitales que le roman soulève avec un savoir faire et une profondeur impressionnants, en les posant devant nous, sans chercher à les résoudre. Car il faut bien aussi que le lecteur fasse sa part du chemin. Mater Dolorosa est un roman précieux par sa lucidité, sa clairvoyance et la confiance que l'auteur témoigne à l'intelligence de son lecteur.
Jurica Pavičić, Mater Dolorosa, traduit par Olivier Lannuzel, Agullo
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