27 octobre 2024

David Peace, Patient X - Le dossier Ryunosuke Akutagawa

 


Avertissement au lecteur puriste : ce livre n'est pas un roman noir. Sauf à le considérer comme une enquête de David Peace sur l'auteur japonais, et à travers elle une mise à nu de l'auteur David Peace lui-même. C'est une option tentante, mais qui ne rend pas entièrement compte de ce que Patient X donne à son lecteur. Ryūnosuke Akutagawa est né en 1892 et s'est donné la mort en 1927. Il a consacré sa courte vie à un amour sans limites pour la littérature, dont il s'est attaché à connaître les multiples facettes, s'intéressant aussi bien aux contes japonais et chinois qu'à la littérature occidentale. Dans nos régions, on le connaît surtout à cause du film de Akira Kurosawa, Rashomon, qui est en réalité largement inspiré par une autre nouvelle de Akutagawa, Dans le fourré, publiée en 1922. La confusion étant due au fait que les deux contes (Rashomon et Dans le fourré) se déroulent tous deux au même lieu, près de la porte Rasho qui ouvre l'accès sud à la ville de Kyoto. Alors, avec Patient X,  est-ce une biographie que nous avons entre les mains ? Un hommage ? Tout cela à la fois, sans doute, et aussi, peut-être, une introspection. 

Ce dossier Ryūnosuke Akutagawa est constitué de 12 textes écrits à des périodes différentes et relatifs à plusieurs épisodes de la vie de Akutagawa et de l'histoire du Japon. A l'instar du modèle de son roman, l'auteur choisit des formes différentes en fonction de ce qu'il va raconter (conte fantastique ou mythologique, confession, récit),  Déjà en 2016, lors de son passage à Paris, David Peace évoquait le projet qui allait aboutir à ce Patient X (voir ici). Il raconte d'ailleurs que c'est dès son arrivée au Japon au début des années 90 qu'il s'est attaché à Akutagawa. Au cours de la soirée lecture qu'il a donnée récemment à Paris (à retrouver ici ), David Peace souligne le fait que Akutagawa faisait partie des premiers auteurs japonais à s'être lancé dans l'écriture romanesque : le Japon sortait tout juste de l'ère Meiji pour entrer dans l'ère Taisho, et commençait à peine à s'ouvrir aux cultures d'ailleurs. Un attachement dû au destin tragique, mais surtout sans doute à sa vision de la littérature (lecture et écriture) et à sa culture immense.  L'homme s'intéresse aux contes traditionnels japonais et chinois, mais aussi à la littérature occidentale. Et toute son œuvre est imprégnée de cette approche multiple perceptible dans ses nombreuses publications, principalement des textes courts (contes, nouvelles, fables) où il lui arrive de s'inspirer de contes médiévaux pour en faire des textes influencés par des contemporains. Il lit, il dévore même : Flaubert, Poe, Dostoïevski, Anatole France... Rien ne lui est étranger, et son exercice de l'écriture en devient d'autant plus exigeant : sa quête de perfection n'est jamais rassasiée, et il n'hésite pas à recourir à des ressorts fantastiques - fantômes, doubles, créatures légendaires - pour créer "sa" littérature, celle qui s'enracinera dans la tradition tout en restant à l'écoute des voix des auteurs modernes. 

Parmi les épisodes marquants de la vie de Ryūnosuke Akutagawa, David Peace a choisi d'évoquer des épisodes historiques qui ont marqué l'auteur, mais aussi son pays : la mort de l'empereur, le tremblement de terre destructeur de 1923, et, sur un plan plus personnel, son séjour en Chine où il évoque un Shanghaï bien différent de celui qu'on connaît aujourd'hui, avec ses quartiers réservés, sa prostitution galopante, son ambiance interlope. Des quelques mois passés en Chine, Akutagawa gardera d'ailleurs un souvenir douloureux sous la forme de sérieux problèmes de santé qui le mineront jusqu'à la fin de sa vie. Peace évoque également l'attachement d'Akutagawa pour la religion catholique, le secret dans lequel vivaient les catholiques au Japon jusqu'à l'ère Meiji et le renouveau du catholicisme à partir du milieu du XIXe siècle. La mort de l'empereur Meiji en 1912 symbolise la fin d'une ère, le début d'une autre dans laquelle Akutagawa va devoir évoluer. Quant au terrible séisme de 1923, il fait l'objet d'un récit bouleversant qui nous aide à comprendre l'impact qu'il a eu sur un écrivain déjà fragile, obsédé depuis l'enfance par la peur de la folie, terrassé par une santé chancelante et une forme de haine et de mépris de soi qui aura raison de sa résistance.  

Et David Peace dans tout ça ? Eh bien il est là, partout, et on ne peut s'empêcher de se demander si sa propre quête littéraire n'est pas hantée par celle de son auteur fétiche. Ainsi, celui-ci affirme qu'en littérature, il n'est pas de genre plus haut que la poésie. David Peace ne travaille-t-il pas depuis des années à écrire des fictions habitées par la poésie, par ses rythmes, ses sonorités, ses aspects hypnotiques ? N'est-il pas lui aussi à la recherche de sa propre perfection, de sa propre identité d'auteur ? Oui, décidément, ce n'est pas un hasard si Akutagawa accompagne David Peace depuis plus de trente ans...  Patient X est un livre inclassable - mais est-ce si grave ? - qui engendre une attraction irrésistible, de celles qui font qu'on le lit et le relit sans lassitude, sûr d'y découvrir, au détour d'une page, un nouveau joyau jusqu'alors ignoré. Etrangement, face à ce roman-biographie incroyable, malgré (ou à cause de) un travail stylistique étourdissant et un sens de la composition remarquable, c'est bel et bien l'émotion qui triomphe.

David Peace, Patient X, traduit par Jean-Paul Gratias et Isabelle Maillet, Rivages


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