Benjamin Myers connaît auprès du public français un parcours aussi original que sa personnalité, parcours qui favorise peu la découverte de ses livres profondément originaux, salement noirs, profondément ancrés dans cette région du nord de l'Angleterre qui nous a déjà donné bien des auteurs dans le domaine qui nous est cher, le Yorkshire. Avec Ben Myers, on n'est pas dans le Yorkshire urbain, désolé, post-industriel ravagé par la pauvreté. Avec Ben Myers, on est plongé au cœur de la campagne du nord, de ses paysages hostiles, de son climat rude, et de sa beauté noire. On lui doit déjà Dégradation et Noir comme le jour (voir ici et ici ), mais aussi Au large, un beau roman d'apprentissage, qui a remporté un grand succès au Royaume-Uni et en Allemagne et est curieusement passé "sous les radars" en France.
Avec Le Prêtre et le braconnier, c'est un conte noir que nous offre Benjamin Myers. Le lieu : la Cumbria, cette région du nord de l'Angleterre frontalière de l'Écosse qui recouvre une partie du Yorkshire mais aussi la très célèbre région des lacs. L'époque : bien qu'elle ne soit pas précisée, on peut imaginer que l'histoire se déroule à la fin du XIXe siècle. Les personnages : la Fille, le Bébé, le Prêtre et le Braconnier. Pas de noms, ou si peu, les personnages sont ce qu'ils font ou ce qu'ils subissent. La Fille est toute jeune, elle a été abandonnée par sa famille aux bons soins des sœurs qui se sont tellement bien occupées d'elle qu'elle en a perdu l'usage de la parole. Le tout avec la bénédiction du Prêtre, qui l'a terrorisée et placée sous son emprise, y compris quand on l'a confiée en tant que domestique auprès d'un couple de la ville qui vient d'avoir un bébé et dont on ne peut pas dire qu'ils constituent des parents aimants. Quand le roman commence, la Fille est partie depuis plusieurs semaines, le Bébé sous le bras. "C'était mieux pour eux deux. Partir de cette maison. La seule issue (…) L'enfant était un œuf rare et délicat tombé d'un mauvais nid."
La fuite commence, qui va bientôt se transformer en traque. Car le Prêtre veut absolument retrouver les deux fugitifs, et s'achète l'aide du Braconnier, un vieux briscard boiteux qui connaît le pays comme sa poche. Quoi de mieux qu'un Braconnier pour piéger le gibier ? La Fille est muette, c'est difficile de demander de l'aide… D'autant qu'elle n'a pas grande confiance en l'humanité. Le Prêtre, pervers mystique absolument terrifiant, est sans pitié et sans limites. La Fille et le Bébé n'ont pas beaucoup le choix : elle a beau rêver de la mer, d'une île paradisiaque où la vie serait douce, la réalité est tout autre, et la nature franchement hostile. L'auteur en exploite toutes les ressources : les arbres, la rivière, les rochers, la pluie, la tempête, le froid… Benjamin Myers est la voix de la Fille, une voix à la ponctuation disruptive, haletante, fermée. Il est en même temps celui qui la voit lutter, trouver un peu d'aide auprès d'êtres aussi perdus qu'elle. Ceux qui l'aident le regretteront, car le Prêtre est toujours là, cruel, impitoyable, complètement dément, et bien déterminé à la rattraper ou à provoquer sa disparition. La Fille se bat, fait tout pour survivre, nourrit à grand-peine le Bébé avec ce qui, par miracle, jaillit de sa propre poitrine. Construit des abris et des lits de fortune, subit les intempéries… Pour elle, il n'y a en réalité pas de choix : se rapprocher de l'humanité, c'est risquer de retomber sous la coupe de ceux qui l'ont torturée. Faire confiance à la nature, c'est se jeter dans la gueule d'un autre loup, tout aussi impitoyable. Pas d'espoir dans cette fuite, la noirceur du récit qui révèle petit à petit la vie de la Fille et celle du Prêtre se fait de plus en plus profonde.
Au point que le lecteur de romans noirs pourra, éventuellement, penser à Robin Cook (Derek Raymond), maître à la fois de la cruauté et de la compassion. Ce conte noir n'est pas une lutte du bien contre le mal, car le combat est inégal dès l'origine, et l'issue, inimaginable, paraît a posteriori inéluctable, un peu comme chez Ken Bruen dans ses meilleures pages. Décidément, Benjamin Myers est un romancier redoutable, narrateur doué de ce souffle qui fait monter la tension tout au long du roman, faisant de Le Prêtre et le Braconnier un piège vénéneux, où c'est l'horreur même qui donne la mesure de la compassion.
Benjamin Myers, Le Prêtre et le braconnier, traduit par Clément Baude, Le Seuil
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