25 septembre 2017

Magdalena Parys, "188 mètres sous Berlin" : quand les histoires racontent l'histoire

Autant le dire d'emblée, ce roman est à la fois troublant et terriblement attachant. Magdalena Parys, romancière polonaise vivant à Berlin, a accompli là une sorte de multiple tour de force : réussir un roman "choral", comme on dit, ce qui n'est pas à la portée de tout le monde; raconter les histoires de ses personnages et les transformer en une ambitieuse vision historique et politique; explorer des personnages singuliers et les imposer d'emblée au lecteur, qui à aucun moment ne se trouve dans la confusion souvent provoquée par les romans à plusieurs voix lorsqu'ils ne sont pas aussi réussis que celui-ci... Et bien sûr, mettre en place une dramaturgie sophistiquée tout en construisant un suspense irrésistible.

Franz, Thorsten, Victoria, Roman, Magda, Jürgen. Six personnages principaux, six perspectives, six destinées, six piliers d'une histoire complexe, où les mécanismes bien huilés le disputent à l'émotion et à l'attachement aux personnages. Des êtres que relie une intrigue qui se paie le luxe d'être digne des meilleurs romans noirs tout en brossant de notre histoire contemporaine un portrait à la fois brut et tout en recul et en intelligence. 1971. Franz et Roman sont frères. Magda la Polonaise veut à tout prix revoir Gdansk. Et elle aime passionnément Franz.  Pour lui plaire, elle passe régulièrement de petits objets et des gâteaux de l'autre côté du mur. Elle risque sa peau... De l'autre côté, il y a Roman, qui l'aime en secret. Il faut faire venir Franz, il ne peut pas rester là-bas... Un tunnel, voilà, il faut creuser un tunnel. 188 mètres sous Berlin. Un tunnel pour un seul homme...

Alors bien sûr, Roman ne va pas le creuser tout seul, ce tunnel. Il va falloir trouver des bras, des bras discrets pour cette folle opération. Franz passe, Franz est à l'ouest, mais il n'est plus Franz. Franz devient Alfred Zollner, directeur d'école. Trente ans, transfuge, clandestin, et pourtant directeur d'école, marié à Victoria. Qu'importe, pour Magda, il est toujours Franz. Encore et encore... Magda chien fidèle. Ce destin pas comme les autres cache quelque chose, bien sûr. Et petit à petit, Magdalena Parys nous raconte l'inimaginable. Page après page, elle dévoile son histoire, tout en racontant l'histoire.

Elle joue avec le temps, démarrant son livre par des scènes situées en 2000 et 2010, bien après l'affaire du tunnel. Elle joue avec ses personnages, leur donne des voix qui n'appartiennent qu'à eux. Que sont-ils devenus, ces personnages, ces drôles de héros de 1971? Flash back maîtrisés, changement de narrateur et de voix, introduction de nouveaux personnages clés qui apportent avec eux de nouvelles thématiques, le roman ne perd jamais son cap, mais s'ouvre progressivement sur des perspectives plus larges, plus politiques. Une vision de l'humanité empreinte de lucidité, un esprit de curiosité passionnant, un sens de la mémoire et de l'histoire bouleversant : Magdalena Parys nous balance en plein visage et sans aucun manichéisme ce que le mur de Berlin, pendant 28 ans, a infligé à cette ville déchirée, àce pays écartelé entre la grisaille, la tristesse de l'est, et l'espoir de prospérité, la vitalité de l'ouest. Au passage, elle pose son regard sur les malaises d'une société malade, et sa façon d'appréhender l'homosexualité, l'exil, la migration.

188 mètres sous Berlin  rebondit de surprise en surprise, du noir au gris, du passé au présent, et l'étourdissement qu'il provoque est de ceux qui convainquent tout en faisant appel autant à notre sensibilité qu'à notre intelligence. A coup sûr, une très belle surprise de cette rentrée littéraire.

Magdalena Parys, 188 mètres sous Berlin, traduit du polonais par Margot Carlier et Caroline Raszka-Dewez, Agullo éditions

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Articles récents