5 septembre 2019

Thierry Marignac, "L'icône": l'amour, les vainqueurs et les vaincus

Trois ans déjà depuis la sortie de Morphine Monojet et de Cargo Sobre. On ne peut pas dire que Thierry Marignac accable ses lecteurs sous le rythme effréné de ses publications ! Aujourd'hui, c'es Equinox / les Arènes qui publie son nouveau roman, L'icône, lui offrant le luxe d'une couverture signée Liberatore. 

Brighton Beach, le quartier russe de New York. Le Conseiller regarde la mer : "Par la fenêtre de cette femme, on voyait les bassins d'eaux calmes, puis, au-delà des grues et des portiques, les tankers et les cheminées de la raffinerie. Quand un navire mouillait à l'ancre au terminal Croisière, on ne voyait rien." Romantique, nostalgique, déprimé ? Aucun de ces adjectifs ne convient à cet homme-là, car chez Thierry Marignac, les vies sont bien trop riches et complexes pour se dissoudre dans la banalité... Le Conseiller tient son nom - le seul qu'on lui connaîtra - à son histoire et à ses fonctions d'autrefois. Si ce Français d'un certain âge vit là, à Brighton Beach, ça n'est évidemment pas un hasard. Cet homme-là vit, avec "cette femme" une drôle d'histoire. Une histoire d'amour ? Peut-être. "Elle s'abstenait de lui donner la chasse jusque dans ses hauts-fonds dont elle affectait de ne rien soupçonner (...) La plupart du temps, le Conseiller s'en contentait."

Beach and City Brighton Beach, Brooklyn, New York by Wusel007
 A la fin des années 70, c'est auprès du leader de l'opposition au régime soviétique, le Grand homme, en exil à Paris, qu'il gagnera ses galons de conseiller et son attachement passionné à l'Icône, fille du Grand homme. A cette époque, la chute du mur est encore loin, les opposants ont encore de beaux jours devant eux et une tâche colossale à accomplir. Quand le Conseiller rencontre l'Icône pour la première fois, la permanence du Grand homme est au cœur de la tourmente : à Paris, les ouvriers de la sidérurgie lorraine manifestent et les affrontements avec la police sont violents. A l'intérieur de la permanence, tout se passe comme d'habitude. Jusqu'à ce que les manifestants fassent irruption, et que le "Conseiller qui ne l'est pas encore" sauve la mise du Grand homme. Les deux hommes se remettent de leurs émotions autour de bière, de vodka et de cognac. Auparavant, l'Icône est apparue, adolescente aux rondeurs encore enfantines mais à la silhouette bouleversante. Elle a soigné les blessures de son père, puis virevolté dans sa fine robe couleur de lune, fait tournoyer ses boucles blondes et étinceler ses yeux bleus. Le sort en est jeté : celui qui sera bientôt Conseiller est pris au piège. Mais la fille du Grand homme ne saurait s'acoquiner avec un Conseiller. Et vice versa. Jusqu'à la mort du Grand homme...

C'est ainsi que commence la longue d'histoire d'amour : "La liaison s'était poursuivie, tromperie d'une tristesse envoûtante, comme la vie, comme la mort". Thierry Marignac construit son récit en faisant vibrer le temps comme un peintre fait vibrer les couleurs : les années 2010 à Brooklyn, et puis le passé, les années 80 et 90 :  Paris, Londres, Dublin, l'Ukraine. Pointilliste, il a beau sembler se promener, passer nonchalamment d'une époque à l'autre, d'un lieu à l'autre, il sait nous accompagner exactement là où il veut. Au travers de cette histoire d'amour triste - avec la chute du mur, l'icône va passer de l'état de pasionaria à celui de femme d'affaires impitoyable - il nous raconte  l'histoire du monde, les vicissitudes de la guerre froide, avec ses vainqueurs et ses vaincus. 

Marignac n'est pas historien, il est romancier, et un peu journaliste aussi : c'est avec son style reconnaissable entre tous, son goût du contraste, son humour salvateur, son sens de la formule qu'il évoque cette soirée Beatles à Brighton Beach, scène quasi-absurde où il nous livre les clés de cette petite Russie telle qu'elle s'est constituée au bord de la plage de Brooklyn. Qu'il nous raconte cette scène dans un bar glauque de Dublin, où le Conseiller, accompagné d'une amie, se retrouve à son corps défendant dans un repaire de l'IRA. Ou encore la démolition de cet invraisemblable immeuble ukrainien, qui passe, entre les mains du business international, de l'état de monument à l'URSS à celui de centre commercial, ode au capitalisme... 

On termine le roman avec la tentation, comme avec toute œuvre pointilliste, de le regarder de loin. Car l'art de Thierry Marignac, avec L'Icône, a pris une ampleur peu commune. Son savoir-faire d'écrivain, qu'on connaissait déjà, il le met au service d'une  bouleversante vision du monde, qu'il nous livre avec élégance et pudeur, à coups de contrepoints et au fil d'une double histoire d'amour poignante.

Thierry Marignac, L'Icône, Equinox / Les Arènes

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