Avec Les Tourmentés, Lucas Belvaux offre un roman étonnant à
bien des égards : ses personnages singuliers, son intrigue racontée à
plusieurs voix qui bénéficie de l’expérience du découpage et du
sens du rythme qui caractérisent son travail de cinéaste, son style qui n’a
rien à envier aux meilleurs auteurs de polars – nerveux, sobre, précis. Ce n’est
pas gâcher la lecture que de dire qu’il y est question d’une chasse à l’homme,
au sens littéral de l’expression. Mais pas une Chasse du Comte Zaroff bis, pas
un roman d’aventure et d’épouvante. Dans le trio que composent les personnages
principaux de cette histoire, qui est vraiment la victime, qui sont les
bourreaux ? Voilà la question qui se pose au lecteur de façon de plus en
plus dérangeante au fil du récit.
Skender est bosniaque. Il a été légionnaire et taulard, puis a tenté de se stabiliser en épousant Manon, avec laquelle il a eu deux fils, Jordi et Dylan. Mais son passé l’a vite rattrapé : la partie de sa vie qu’il a passée avec la Légion, d’opération spéciale en opération spéciale, entre Côte d’Ivoire et Afghanistan. L’apprentissage de la vie à la dure, les embuscades, le combat avec la nature. Et surtout la mort, les morts. Le tumulte des armes, la violence, les corps fracassés. Quand on a vécu ça, comment vit-on, après ? Est-ce qu’on peut vraiment rentrer dans le rang, trouver du boulot, fonder une famille, acheter une maison ? Pour Skender, c’est impossible. Cet homme hanté va se retrouver pratiquement SDF, à dormir dans sa voiture ou ailleurs, loin de sa famille. Détruit physiquement et mentalement.
Jusqu’au jour où son vieil ami Max, un copain de la légion,
le retrouve et le présente à Madame. Max vit dans la grande maison de Madame,
il est… un peu tout. Son garde du corps, son domestique, son confident discret.
Madame est riche, très riche. Son mari est mort d’un accident de chasse. Madame
aime la chasse et les armes. Madame a tout vu, tout eu, tout fait. Sauf une
chose : s’offrir une chasse à l’homme. Max surveille Skender depuis un
moment déjà : il sait qu’il n’a plus grand-chose à perdre. Devenir gibier ? Pourquoi pas ? La prime est intéressante :
3 millions d’euros, qu’il obtiendra quelle que soit l’issue de ce défi
délirant. La partie de chasse aura lieu dans une des propriétés de Madame, dans
le nord de la Roumanie. Dans six mois.
Six mois pendant lesquels Skender devra se refaire une
santé, retrouver sa vigueur de légionnaire, explorer les lieux afin d’y repérer
les cachettes possibles, les pièges naturels. Six mois pour assurer l’avenir de
sa famille, lui acheter une jolie maison dans les Corbières, retrouver la confiance
de Manon, mentir pour qu’elle ne soupçonne pas l’inimaginable.
Le plus difficile dans l’entreprise dans laquelle s’est
lancé Lucas Belvaux était sans doute de rendre crédible cette histoire
effrayante. Pour cela, une seule solution : travailler ses personnages en
profondeur et en sensibilité. C’est ce qu’il fait de façon magistrale, dévoilant
progressivement les personnalités des trois principaux protagonistes, leur
histoire, les ressorts qui les font agir, les relations qu'ils entretiennent. Donnant la parole tour à tour aux
principaux protagonistes, l’auteur explore les différentes perspectives et éclaire
de façon subtile les terribles vérités que révèle cette histoire. A tel point
qu’il arrive au lecteur d’oublier la nature de l’intrigue dans laquelle
il s’est laissé embarquer, tant les souffrances humaines qui sont dévoilées au
fil du roman sont bouleversantes ; à tel point qu’on en vient à comprendre
les actes les plus insensés, et à éprouver de l’empathie pour celle et ceux qui
les commettent.
Lucas Belvaux livre là un premier roman d’une finesse et d’une
rigueur exemplaires, un texte dont la construction sophistiquée ne nuit jamais
à l’émotion et à la réflexion, une très belle histoire noire.
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