Jakub Szamałek est un homme plein de ressources : diplômé de Cambridge en archéologie méditerranéenne, il est aussi l'un des principaux scénaristes du célèbre jeu vidéo The Witcher. Tu sais qui est son premier roman publié en France, il est aussi le premier d'une Trilogie du Dark Net et on va voir que l'homme a su contourner les principaux écueils auxquels s'expose l'auteur qui se risque à plonger dans l'univers de la technologie. Il sait éviter l'abus de vocabulaire technique imperméable au lecteur moyen, mais aussi les raccourcis réducteurs et les innombrables clichés qui affectent trop souvent ce genre de roman. Son avant-propos... concis annonce bien la couleur : "Ceci n'est pas un roman de science-fiction".
Quel internaute ne s'est pas un jour laissé tenter par les gros titres qui viennent s'afficher sur son fil Facebook : accrocheurs, aguicheurs, pièges à clics, ils en disent souvent davantage que le texte qu'ils précèdent. Mais cela, on ne le sait que lorsqu'on a cliqué et vu s'afficher une page truffée de pubs, de pop-ups, de vidéos et de liens plus ou moins en rapport avec le fameux titre. Ils sont fascinants, ces sites dédiés à l'actualité "people", où l'on découvre l'existence de "stars" dont on n'a jamais entendu parler, et qui, bizarrement, renvoient souvent à d'autres sites où ils ont joyeusement "pompé" l'information. Une forme de jeu : "je te vole l'info, mais je t'envoie des visiteurs", un deal gagnant-gagnant, en quelque sorte. Parfois, ces sites sont des traductions pures et simples de pages étrangères, traductions à la Google bourrées de fautes et d'où l'orthographe et la syntaxe ont fui, effrayées sans doute par un environnement effectivement... effarant.
Julita Wójcicka a étudié dans une école de journalisme. Mais très vite, elle a dû mettre ses ambitions et sa déontologie au fond de sa poche, et son mouchoir par-dessus. Désormais, elle travaille pour le site polonais Meganews.pl, "un tabloïd du Net, un canard dont le succès se mesurait exclusivement au nombre de pages visitées, ou plutôt au nombre de publicités affichées." Elle excelle à rédiger des titres accrocheurs et des textes aussi ineptes que faciles à lire sur des sujets aussi passionnants que "l'apparition d'une actrice peu connue à un gala dans une robe transparente ou le dernier selfie de la gagnante de la précédente saison de l'émission Les Anges machin-truc." Si encore c'était bien payé. Mais non, le salaire est misérable.
Au moins, Julita peut dire qu'elle vit de sa plume; mais son salaire est tellement maigre qu'elle est obligée de loger chez sa sœur, qui lui loue une chambre. Pour Julita, chaque journée ressemble à la précédente, désespérante. Jusqu'au jour où elle tombe sur une information qui la titille : le comédien Buczek, vedette depuis des lustres de l'émission télé préférée des petits Polonais, vient d'être victime d'un accident de la route. Buczek est mort. Julita assimile l'information, puis accède aux photos de l'accident et là, tout bascule. Elle en est certaine, cet accident n'en est pas un. Chez Meganews, on veut bien qu'elle enquête, mais à condition que ça ne perturbe pas son activité quotidienne et son quota de clics. Inutile de dire que l'arrangement ne va pas durer longtemps : à l'évidence, Julita a mis son nez là où il ne fallait pas. Bientôt, elle commence à se sentir menacée : coups de fil étranges, messages terrifiants. Plus elle avance dans son enquête - elle retrouve un témoin de l'accident qui lui confirme ses soupçons - plus elle a peur. Lorsque son ordinateur est piraté, c'est la panique : elle appelle au secours Jan, un spécialiste en informatique, qui va lui apprendre à se protéger et l'aider à identifier son harceleur. Ça ne suffira pas. Il ne faudra pas longtemps pour que l'ennemi de Julia, tapi dans l'ombre, anéantisse sa vie professionnelle et personnelle. Plus de boulot, la peur au ventre, Julita devrait arrêter, elle le sait. Mais elle est allée trop loin, pas question d'abandonner. Quitte à risquer sa vie.
Est-ce l'influence de son travail de scénariste qui donne à Jakub Szamałek le sens du récit, de la construction et des rebondissements qui fait de Tu sais qui un roman qu'on ne lâche pas, et qui échappe pourtant aux poncifs du genre ? Les personnages, à commencer par Julita, sont des êtres auxquels on s'attache très vite, et dont la psychologie n'est pas "taillée à la serpe", mais fouillée, révélée par leurs actions, faisant du livre un véritable piège dans lequel le lecteur très consentant s'engouffre très vite. L'auteur nous offre aussi une belle atmosphère : la Varsovie d'aujourd'hui est décrite avec sensibilité et un sens aigu du temps qui passe.
Julita, super-héroïne ? Peut-être un peu, si l'on considère que cette jeune femme incarne la résistance du monde face à la menace d'une technologie omniprésente et d'autant plus puissante qu'elle est invisible pour la plupart d'entre nous. L'auteur n'est pas là pour nous faire le coup du "c'était mieux avant" : il connaît la technologie, et est parfaitement conscient des menaces qu'elle présente, mais aussi des bienfaits qu'on peut en attendre pour peu qu'on apprenne à la connaître et à la maîtriser. Il est là pour nous ouvrir les yeux sur ce monde qui est le nôtre aujourd'hui, maintenant, et en décrit la réalité avec lucidité et passion - il n'oublie pas de montrer à quel point Julita est victime non seulement de son mystérieux ennemi, mais aussi d'un sexisme aberrant, qui malgré #metoo continue à faire des ravages dans tous les milieux.
Et l'issue du roman, la terrible vérité qu'elle révèle, est aussi un constat pessimiste sur l'état du monde et la persistance, malgré toutes les technologies, de la barbarie et de la cruauté. Est-il utile d'écrire qu'après avoir lu Tu sais qui, on a tout simplement hâte de lire le deuxième volume de cette trilogie, et qu'on éprouve une vraie joie à l'idée de retrouver le talent et la clairvoyance de Jakub Szamałek ?
Jakub Szamałek, Tu sais qui, traduit du polonais par Kamil Barbarski, Métailié noir
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