19 avril 2024

Christian Roux, Fille de : Fille libre ou fille de ?

 

C’est toujours un plaisir que de retrouver Christian Roux, d’autant qu’il se fait rare. Son dernier roman, Que la guerre est jolie (voir chronique ici ) remonte quand même à 2018. C’est que cet homme-là sait vivre : écrire, faire de la musique, du théâtre, et sans doute ne sait-on pas tout. Surtout, s’il est économe de ses romans, c’est sans doute aussi qu’il y est généreux en humanité et en  émotion.

Fille de commence frontalement, sans ambages. Les mots sont ceux de Collard, un flic qui a clairement un sérieux problème avec les femmes et avec sa propre frustration. Pour l’heure, le voilà arrivé, en compagnie de son collègue Jabert, chez Sam, mécanicienne de son état, spécialisée dans les voitures anciennes et installée sur les hauteurs de Cassis. Un contrôle de routine, rien de plus, une bonne occasion de voir Sam et de s’offrir une bonne séance de fantasmes… 


Car Sam, c’est un personnage, une femme déterminée, forte, qui ne s’en laisse pas conter. Et pourtant, l’arrivée d’un dénommé Franck qui la surprend alors qu’elle écoute le doux ronronnement du moteur d’une Aston Martin va lui faire perdre son sang-froid. C’est que Franck, c’est un revenant, quelqu’un surgi du passé que Sam voudrait bien mettre derrière elle. Sept ans qu’elle ne l’a pas vu, et il ne lui a pas manqué.


On s’en doute, Franck n’est pas en visite de courtoisie. Autrefois, il travaillait avec Antoine, le père de Sam, qu’elle n’a pas vu depuis belle lurette et dont elle espère bien s’être débarrassée. Vu qu’il a fait d’elle la jeune complice inconsciente de ses coups réussis et foireux. Une enfance et une adolescence pour le moins atypiques, jusqu’à  la mort de Julie,  la mère de Sam. Jusqu’à ce qu’à l’âge de 20 ans, Sam décide que c’en était terminé de cette vie-là. Mais Franck en a décidé autrement : avant de se faire serrer, il a confié à Antoine le butin de leur dernier coup. Et aujourd’hui, Antoine a perdu la mémoire : il vit dans une clinique privée et y dépense leur magot. Bien sûr, il a complètement oublié où il a caché l’or. Franck, lui, sait qu’il ne lui reste qu’un espoir : convaincre Sam de faire retrouver la mémoire à son père. Pas gagné.

Mais Franck a ses arguments et ses méthodes convaincantes. Pour Sam, il va s’agir d’accomplir sa mission le plus vite possible et de revenir aussitôt à son garage reprendre sa vie d’avant. C’est là que commence un road trip peu commun : Antoine a sans doute perdu la mémoire, mais la bête résiste. C’est à bord d’une Land Rover trafiquée  que Sam a décidé de se mettre en route, au son de Tom Waits, et qu’elle embarque son père. « Son premier boulot, dans cette histoire, ce sera assistante médicale. Elle vient de le comprendre. » Le road trip tourne bientôt à la virée dans le passé : comment faire retrouver la mémoire à quelqu’un qui l’a perdu ? Direction Grenoble, pour commencer, là où Sam a passé son enfance. Le trajet ne va pas être de tout repos… Et ce n’est que le début.

Nous voilà embarqués sur la banquette arrière de ce couple incongru. Une jeune femme qui ne connaît que trop son père et ses combines, et qui se retrouve à devoir s’occuper d’un vieil homme malade et amnésique. Qui va devoir revivre les années qu’elle a réussi à mettre derrière elle par la force de sa volonté et de son caractère. Le récit avance vite, et se regarde évoluer : Christian Roux a toujours le chic pour prendre du recul, pour débusquer les lieux communs et les clichés du genre, et pour raconter en se mettant dans la peau de son héroïne et en révélant les fêlures et les pièges de la mémoire tout au long d'une histoire aussi singulière qu’émouvante. Il sait moduler son écriture, n’hésitant pas à se lancer dans un long monologue sans ponctuation lorsqu’il s’agit de faire entendre au lecteur, pour la première fois, la parole d’un homme, sa confession plutôt, aussi bouleversante que révoltante, qu’il livre à une Sam pétrifiée : « Sam laisse passer une vie de silence, une vie à ravaler ses larmes (…). » La douleur, le deuil, celui qu’ils ont en commun :  La route est longue, semée d’embûches, de trahisons et de violence, toujours au son de Tom Waits. On cherche l’argent, que va-t-on trouver au bout du chemin ? Quand un auteur comme Christian Roux peint un superbe portrait de femme, ce serait dommage de s'en passer.

Christian Roux sera présent au Festival du Goéland Masqué, du 18 au 20 mai à Penmarc'h (29).

Christian Roux, Fille de, Rivages/Noir

2 commentaires:

  1. Magnifique article qui va me permettre d'entrer dans l'univers d'un auteur encore inconnu pour moi. Merci !

    RépondreSupprimer

Articles récents

  • Benjamin Myers, "Le prêtre et le braconnier" : une parabole vénéneuse
  •  Benjamin Myers connaît auprès du public français un parcours aussi original que sa personnalité, parcours qui favorise peu la découverte de ses livres profondément originaux, salement noirs, ... Lire la suite
  • David Peace, Patient X - Le dossier Ryunosuke Akutagawa
  •  Avertissement au lecteur puriste : ce livre n'est pas un roman noir. Sauf à le considérer comme une enquête de David Peace sur l'auteur japonais, et à travers elle une mise à nu de l'auteur ... Lire la suite
  • Jurica Pavičić, "Mater Dolorosa" : L'amour (maternel) à mort
  • Après L'eau rouge et La femme du deuxième étage, voici le troisième roman traduit en français du Croate Jurica Pavičić, qui, en trois ans, a remporté de nombreux prix et réussi à conquérir un public ... Lire la suite
  • Keigo Higashino, "La Maison où je suis mort autrefois": obsessions, identité et mémoire incertaine
  • Ce roman n'est pas une nouveauté, mais autant l'avouer, je me suis prise d'affection pour Keigo Higashino, et certains de ses romans se glisseront subrepticement au fil de ces chroniques, au rythme ... Lire la suite
  • Stéphane Grangier, "Tour mort" : cavale fatale entre Rennes et Belle-Ile
  • Stéphane Grangier nous a habitués dans ses précédents romans (Hollywood Plomodiern et Fioul, tous deux parus chez Goater noir) à des histoires de paumés, de dérives plus ou moins dangereuses, de ... Lire la suite
  • Frédéric Paulin, "Nul ennemi comme un frère" : le Liban, paradis perdu ?
  • Entre 1975 et 1977, j'habitais une petite rue entre Opéra et Madeleine. Des professionnelles de la profession y exerçaient leur métier à bord de leur Austin Mini, toute blondeur dehors. Il n'y avait ... Lire la suite
  • Adrian McKinty, Des promesses sous les balles : Sean Duffy sur le fil du rasoir
  • La dernière fois que je vous ai parlé d'Adrian McKinty, c'était il y a un peine un an, sur le mode dépité, après la lecture d'un thriller plus que moyen, Traqués, signé de notre irlandais préféré. ... Lire la suite
  • Liam McIlvanney, Retour de flamme : McCormack is back
  • En 2019, nous découvrions avec enthousiasme Le Quaker de Liam McIlvanney et son enquêteur l'inspecteur McCormack, confronté à un serial killer et surtout à une ville en pleine déréliction, Glasgow ... Lire la suite
  • Valerio Varesi, "La Stratégie du lézard" : Parme, neige et chaos
  • Chaque année, la parution d'un nouveau Valerio Varesi est un moment privilégié : certes, on éprouve un certain confort à retrouver Soneri, c'est le principe du personnage récurrent. Mais avec ... Lire la suite
  • Arpád Soltész, un homme en colère
  • Arpàd Soltész, auteur de Colère (voir la chronique ici), était présent au festival du Goéland Masqué (Penmarc'h) du 18 au 20 mai 2024. Depuis peu, il a quitté la Slovaquie pour s'installer à Prague ... Lire la suite