1 avril 2024

Colère, de Arpád Soltész : hero or not hero ?

 
Avec Il était une fois dans l’Est, lauréat du Prix du premier roman slovaque en 2017, Arpád Soltész avait déjà bien remis les pendules à l’heure sur l’état de la Slovaquie et la corruption qui la ravage. Puis Le Bal des porcs, paru en 2020, poursuivait son chemin en décryptant avec opiniâtreté et goût du risque une situation aussi chaotique qu’impossible à rapporter dans une presse sous contrôle. Colère, le bien nommé, nous permet de retrouver le journaliste Schlesinger qui, s’il n’est pas le héros à proprement parler du roman, en est pourtant le détonateur.

Nous sommes toujours à Košice, deuxième ville du pays après Bratislava, à l’Est de la Slovaquie, pas très loin des frontières ukrainienne, hongroise et polonaise. Miki Miko, 33 ans, est un flic expérimenté et connaît bien les mécanismes qui contrôlent sa ville. On vient de lui attribuer un jeune adjoint, le lieutenant Molnar, tout feu tout flamme et prêt à tout pour « nettoyer » la ville. Il va falloir contrôler le chien fou… Pas très longtemps, puisque dès le début du roman, Molnar/Moly succombe lors d’un accident de voiture franchement suspect. Moly avait beau être un peu irritant, Miko est fou de colère et de chagrin.

Et c’est le début d’une plongée dans l’univers complexe et violent que constitue le crime à Košice. La Slovaquie a dû faire face aux privatisations consécutives au démantèlement de l’URSS. Une période dont ont largement profité tous les gangs de la région : immobilier, entreprises, tout a été pillé avec la complicité active des politiques, nouveau-venus de la démocratie ou vieux briscards des anciennes administrations. Un panier de crabes dans lequel Miko évolue avec une certaine aisance : il connaît les forces en présence et sait faire jouer les leviers qui vont bien. Une aisance qui a ses limites bien sûr : les puissances auxquelles il est confronté sont dangereuses et souvent sous le contrôle d’autres influences étrangères. Le pouvoir d’un simple flic est bien limité face à des manœuvres dont les tenants et les aboutissants échappent à Miko.

Le roman se construit autour de lieux et d’hommes : il s’ouvre par une scène de bar, le Slovan, « le meilleur établissement de la ville. Tout le monde le fréquente – mafieux, agents du SIS, juges, journalistes, policiers, hommes d’affaires, politiciens, avocats et escrocs financiers. » Le journaliste Pali Schlesinger et Adrian Sipos,  fils d’un magnat de l’industrie et de la magouille, l’homme le plus puissant de la ville, y ont rendez-vous. C’est qu’on aimerait le faire taire, cette tête brûlée de Schlesinger qui a pris la fâcheuse habitude de dévoiler des combines et des affaires scandaleuses… C’est mal le connaître : l’homme est déterminé et ne semble avoir peur de rien.

On passe ensuite au Lolita, un bordel tout de rouge décoré. Bordel de luxe, le Lolita propose de la marchandise humaine pour tous les goûts. Le patron des lieux, c’est Bandi, flanqué de ses bras droits et hommes de main Dodo et Nounours. Là, ils sont occupés à passer à tabac un flic un peu trop curieux. Ils vont aller un peu loin : le flic en question est mort. Il va falloir se débarrasser du corps : on va le fourrer dans sa propre voiture, une BM, et lancer le véhicule contre un arbre. En pleine nuit, le téléphone sonne dans le studio spartiate de Miko, qui vient de passer une soirée bien arrosée. Moly a eu un accident…

Rue Hlavná, rue principale de la Vieille ville de Košice - Ladislav Luppa, CC BY-SA 4.0 <https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0>, via Wikimedia Commons

Flash-back. Miko vient de donner sa mission du jour à Moly. S’installer Chez Zaneta, un café minable, pour une filoche. Suivre un type qui ne viendra jamais… La journée est longue, la patronne du bistrot pas très avenante, la frustration est grande. Et la leçon difficile à avaler.  Le travail ne manque pas : entre les bandes albanaises qui fauchent les voitures,  les Roms de la famille Rostas qui importent de la coke d’Istanbul, au grand dam du chef kosovar Skender Sphija, la ville commence à ressembler à une poudrière.

Soltesz n’a pas son pareil pour nous faire comprendre l’impact de la géographie et de l’histoire sur la formation des différents gangs et réseaux : inextricable, la situation est d’autant plus explosive que les frontières sont proches et perméables. Quant à la situation politique, elle est d’autant plus instable que la démocratie est littéralement sapée par la corruption et la collusion entre politiques et mafieux. Alors Miko va prendre tous les risques, nouer des alliances,  tendre des pièges, échouer, puis réussir, et le journaliste Schlesinger va jouer un rôle décisif pour faire avancer les choses, au péril de sa vie.  Au fil d’un récit époustouflant et sans pitié, des puissants tomberont, d’autres seront éliminés, et des victimes collatérales mourront.

C’est à 1500 km à peine de la France. Au lendemain de l’attaque russe contre l’Ukraine, Arpád Soltész écrivait dans Le Monde : « Nous autres Slovaques,  nous savons exactement ce que cela signifie d’être libérés par nos frères slaves russes. » Colère est un roman puissant, ambitieux, violent, aussi réaliste que visionnaire, dans lequel, pour peu qu’on s’y abandonne, on trouvera quelques réponses à nos interrogations d’aujourd’hui, et sûrement pas les plus optimistes.

 Arpád Soltész, Colère, traduit par Barbora Faure, Agullo éditions


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Articles récents