21 février 2024

Keigo Higashino, Le cygne et la chauve-souris : l’aveu, reine des preuves ?


Nous sommes à Tokyo, à l’automne 2017. L’enquête de Godai Tsutomu et de son jeune collègue Nakamachi de la police judiciaire, les a menés dans l’arrondissement d’Adachi, au nord-est de la ville, jusqu’à une entreprise spécialisée en matériel de plomberie. C’est à Yamada Yuta qu’ils veulent parler : il connaissait l’avocat Shiraishi Kensuké, qui vient d’être assassiné, et qui l’avait défendu quelques années auparavant dans une affaire de coups et blessures. Yamada est affligé  : il est reconnaissant à Shiraishi qui lui a évité une longue peine de prison et lui a en plus permis de trouver son travail actuel. L’avocat est venu prendre de ses nouvelles quinze jours auparavant, et il n’avait pas l’air dans son assiette. Yamada n’en sait pas davantage, ce qui n’avance guère Godai et Nakamachi, cruellement en manque de pistes pour cet assassinat incompréhensible. A 55 ans, l’avocat ne comptait apparemment que des amis. A une exception près, évidemment. Sa veuve et sa fille Mirei, 27 ans, sont inconsolables… Elles affirment elles aussi que ces derniers temps, Shiraishi n’était pas au meilleur de sa forme. Et personne n’a la moindre idée de ce qu’il faisait à l’endroit où il a été sauvagement poignardé.

L’enquête conduit Godai jusqu’à Mikawa-Anjo, à quelque 300 km de Tokyo. C’est là que vit Kuraki Tatsuro, qui a été en relation avec Shiraishi peu avant sa mort. Kuraki est un respectable veuf qui vit seul dans une modeste maison. Ses réponses aux questions de Godai ne sont guère convaincantes : il aurait appelé Shiraishi pour un simple conseil d’ordre juridique. Pourquoi Shiraishi, qu’a priori il ne connaissait pas et qui vivait à Tokyo ? Quelques péripéties plus loin, Kuraki avouera avoir tué Shiraishi, et reconnaîtra même être le coupable d’un meurtre commis en 1984 pour lequel un autre homme avait été arrêté. Ce dernier s’était suicidé dans sa cellule. Kuraki aurait voulu dédommager la famille de cet homme et aurait consulté l’avocat pour savoir s’il pouvait léguer ses biens à la veuve et à sa fille. La discussion aurait mal tourné… Le lecteur, perplexe, se dit que l’affaire a été vite résolue, et se demande à quoi vont être consacrées les quelque 350 pages qui lui restent à lire ! Eh bien à l’essentiel, bien sûr…

La gare de Mikawa-Anjo Mister0124, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons


Higashino fait toujours preuve d’un grand savoir-faire quand il s’agit de donner vie à des personnages complexes et passionnants, et de les chorégraphier dans un ballet en plusieurs actes et multiples pirouettes. Voici donc Kazuma (le cygne), fils de Kuraki qui est venu faire carrière à Tokyo, et qui voit son père de temps à autre lorsqu’il vient à Tokyo ou lorsque lui-même se rend à Anjo. Le voilà pris dans une nasse redoutable : être le fils d’un assassin présumé, ce n’est pas une position facile et sa situation professionnelle va en souffrir. Voici Mirei  (la chauve-souris) et Ayako, respectivement fille et veuve de la victime d’aujourd’hui. Voici Yoko et Orié, respectivement veuve et fille du suicidé de 1984, qui tiennent un petit restaurant réputé, Asunaro, dans le quartier de Monzen-Nakacho. Ces braves gens partagent une quasi-conviction : Kuraki ne peut pas être le coupable. Encore faut-il le prouver, et c’est le travail de Godai et Nakamachi, qu’ils vont s’attacher à accomplir malgré une hiérarchie qui trouve que les aveux de Kuraki sont amplement suffisants.  Kuraki n’y met pas du sien : il s’en tient à ses aveux et à ses explications fumeuses. Il va être condamné, il le sait et il assume… Allez donc défendre quelqu’un qui ne veut pas être sauvé !

La station de métro Monzen-nakacho à Tokyo - LERK, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons


Policiers et entourage ne vont pas ménager leurs efforts. On prend beaucoup le train à grande vitesse dans ce roman, pour enquêter à Anjo, visiter la maison de l’accusé, parler à ses voisins. Côté police, on apprécie aussi  la bonne cuisine : connaissez-vous le porc frit à la sauce au miso ? Kazuma, timide et solitaire, se met à explorer la vie d’un père qu’il ne connaît pas vraiment. Mirei a beau être la fille de la victime, elle devient bientôt pour lui une compagne d’enquête précieuse. Le lecteur explore les quartiers de Tokyo, les ruelles d’Anjo, et découvre en même temps que les protagonistes une histoire incroyable, assistant à la démonstration éclatante que décidément non, les aveux ne sont pas la reine des preuves. On n’en dira pas davantage pour ne pas gâcher le plaisir éprouvé à lire ce roman aussi élégant qu’intelligent, qui explore en profondeur la psychologie toujours surprenante de personnages singuliers, attachants, aux réactions inattendues. Higashino fait preuve d’une authentique tendresse envers ses personnages, et sait faire partager son empathie à ses lecteurs, les rendant complices de l’histoire étourdissante qu’il a composée pour eux.

 Keigo Higashino, Le cygne et la chauve-souris, traduit par Sophie Refle, Actes Sud / Actes noirs

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Articles récents