10 avril 2013

Tana French, "La maison des absents" : attention, fascination ! Prévoyez un week-end en solo..

Parce que ce livre, vous aurez beau essayer de le poser, il ne vous lâchera pas. Je n'en fais pas mystère, j'adore ce que fait Tana French. Et ce n'est pas La maison des absents qui va me faire changer d'avis. Voilà une auteure qui ne se repose pas sur ses lauriers, qui progresse de livre en livre. Un signe : dans ses premiers romans, on pouvait ajouter foi à sa propre affirmation "En fait, mon style change en fonction des personnages: à chaque fois, je dois trouver la voix qui lui est propre." Avec La maison des absents, son écriture a pris de la puissance, sa façon de construire l'histoire s'est considérablement sophistiquée, et pourtant son style n'a rien perdu de sa fraîcheur ni de sa fantasque élégance. Ian Rankin lui-même affirme qu'il a été impressionné par ce roman, et en particulier par le fait que la plus grande partie du livre se situe en un lieu unique, ce qui mine de rien a quelque chose de virtuose.

Nous sommes à Dublin. Le narrateur du roman est l'inspecteur principal "Scorcher" Kennedy, flic au premier abord odieux, imbu de lui-même, un vrai fanfaron à la Dino Risi ! Ceux d'entre vous qui ont lu Les lieux infidèles se rappelleront que Kennedy jouait un second rôle face à Frank MacKey, le héros du roman. L'homme est au placard depuis qu'il a raté sa dernière enquête importante. Il attend l'occasion de se refaire une réputation, et de faire redémarrer sa carrière du même coup. Ça tombe bien, on lui confie l'enquête sur un triple meurtre : un père et ses deux enfants ont été sauvagement assassinés dans leur maison de Brianstown, un quartier côtier situé à quelques dizaines de miles de Dublin, et qui portait autrefois, au temps où Kennedy enfant y venait en vacances, le nom de Broken Harbour. Trois morts d'une même famille, la mère à l'hôpital. Pour un gros coup, c'est un gros coup. Kennedy démarre son enquête, assisté du jeune inspecteur Richie Curran, pour qui il a des attentions presque paternelles.
L'affaire est sordide. Un jeune couple, Pat et Jenny Spain, et ses deux enfants, Emma et Jack, ont été sauvagement agressés. Pat a été poignardé à mort, et les deux petits ont été étouffés. Quant à Jenny, elle est à l'hôpital, où elle essaie de s'en sortir. La petite famille s'est installée trois ans auparavant à Brianstown, un quartier côtier à une heure de route de Dublin, contre l'avis de tous leurs amis. Brianstown, ex-Broken Harbour, un quartier créé de toutes pièces par les promoteurs à l'époque de la prospérité irlandaise. Mais le quartier résidentiel ne tient pas ses promesses : bientôt, c'est la crise financière et les développements immobiliers s'arrêtent brutalement. Au lieu du quartier radieux promis, Pat et Jenny se retrouvent dans une zone à l'abandon, sans commerçants, isolée, dans leur maison toute neuve qui leur coûte la peau des yeux, avec tout autour des demeures qui resteront éternellement en travaux. Certes, de l'autre côté, il y a la mer, grise, furieuse, froide... Pour tout arranger, au début de l'année, Pat a été licencié. Le couple perd pied, les factures s'accumulent. Pat sombre dans la déprime. Jenny essaie de sauver les apparences. Sa sœur s'inquiète, à tel point que le jour où Jenny lui dit qu'un intrus a pénétré dans sa maison, elle la croit folle...

L'enquête qui commence va être éprouvante pour Kennedy et Curran. Car plus elle avance, plus la culpabilité de Pat ou de Jenny paraît inévitable. Et l'infanticide est un des crimes pour lesquels on ne trouve pas d'excuses. Kennedy sombre dans l'obsession. Cette affaire le rend fou, car où qu'il se tourne, quelle que soit l'hypothèse qu'il envisage, elle débouche sur l'horreur. Le jeune Curran fait ce qu'il peut, il est même particulièrement efficace, mais bientôt son chef, tout à son obsession, finit par recourir à des procédés pas très orthodoxes. Car cet homme qu'on a pris au début du roman pour un fier-à-bras est en fait un homme torturé, hanté par son enfance. Et son retour à Brianstown, à Broken Harbour, là où il passait ses vacances avec sa famille quand il était enfant, n'arrange pas les choses. D'autant qu'il y a dans son passé un douloureux secret. Cette enquête le confronte à ses propres fantômes, on a peur pour lui et pour sa raison... L'affaire est plus compliquée qu'il y paraît. Dans la maison modèle des Spain, on retrouve un peu partout des trous pratiqués dans les cloisons, les plafonds, des caméras installées un peu partout... Que cherchait Pat ? De quoi avait-il peur ?
Tana French décrit la lente descente aux enfers d'un couple qui ne peut plus faire face, d'une femme qui essaie de tenir à bout de bras une vie qui part en morceaux, d'un homme qui perd pied, méconnaissable, en ruines. La peur est là, entre les lignes, et l'auteure descend très profond dans son exploration de personnages qu'elle aime, mais auxquels elle fait vivre un cauchemar difficilement supportable. Situé sur fond d'une Irlande en pleine débâcle, victime de ses illusions perdues, dans ce quartier abandonné, en ruines lui aussi, dérisoire, ce roman est à la fois poignant, effrayant et d'une grande générosité. La fin, inconcevable, vous cueillera comme elle m'a cueillie. Avec La maison des absents, Tana French signe un roman magistral, grave et bouleversant, sans doute le plus réussi de sa carrière... jusqu'au prochain.
Tana French, La maison des absents, traduit par François Thibaux, Calmann-Lévy

Retrouvez nos autres chroniques sur les romans de Tana French, ainsi qu'une rencontre avec l'auteure.

2 commentaires:

  1. superbe critique de ce polar! je l'ai adoré aussi: la forme est vraiment impressionnante, cela faisait un moment que je n'avais pas lu un livre policier si intelligent.

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  2. voilà un roman qui me titille la curiosité ! je le note car il n'était pas rentré jusque là dans mon écran radar ;) Belle chronique en tout cas !

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