J'entends une petite voix me chuchoter : "pssst, on est loin du polar, là! Et du roman noir aussi..." Vraiment ? Vous vous rappelez le roman de Dominic Nolan, Vine Street ? Où l'auteur nous racontait la vie des bas-fonds et de la pègre londonienne des années 30 aux années 90? Aujourd'hui, tout a changé : entre la haute société anglaise et la pègre internationale, des liens se sont noués, consolidés, bouleversant ainsi le système de classes si typique de la société britannique. Et l'Écossais Andrew O'Hagan, qui nous avait déjà offert les magnifiques Éphémères en 2024, est un observateur hors pair de cette société-là et de ses mutations.
Le roman se déroule au lendemain de la crise du Covid. Le personnage principal, Campbell Flynn, 52 ans, a grandi dans une cité pauvre de Glasgow, et a réussi à se faire une jolie place dans le milieu très exclusif des experts en art grâce à un livre qu'il a consacré à Vermeer. Marié à Elizabeth, une thérapeute liée à la famille royale, très amoureux de cette femme formidable qui le lui rend bien, Campbell navigue entre livres, articles, travail pour le milieu de la mode et podcasts à succès, tout en enseignant au département d'anglais de l'University College de Londres.
Son fils Angus est devenu un DJ mondialement connu et gagne des fortunes en animant des fêtes un peu partout dans le monde, de Dubai à Miami en passant par Reykjavik. Sa fille, la très belle Kenzie, flotte entre mannequinat, études universitaires et dépression, le tout en dilettante. Son meilleur ami, Sir William Byre, fait du business dans le prêt-à porter, et a pour épouse Lady Antonia Byre, qui défraie la chronique par ses prises de positions ultra-réactionnaires dans la presse. Campbell noue une relation privilégiée avec Milo Mangasha, un de ses brillants étudiants, issu d'un couple anglo-éthiopien et militant politico-écologique ambitieux et surdoué en informatique. Voilà la distribution des personnages à partir desquels Andrew O'Hagan, construisant un roman foisonnant, habile, aussi drôle que terrible, va tisser une toile d'araignée complexe, basée sur les relations entre les personnages principaux et les nombreux personnages annexes à cause desquels, tout au long des 650 pages que compte le roman divisé en saisons, va se dessiner un lent et inéluctable effondrement qui n'épargnera (presque) personne.
Andrew O'Hagan nous promène de lieu en lieu, entre l'appartement chic de Campbell et Elizabeth à Thornhill Square, leur maison de campagne, Caledonian Road où gravite la petite bande de Milo et son amie Gosia, d'origine polonaise, l'Essex et d'autres lieux où s'organisent toutes sortes de trafics, y compris d'êtres humains - des Polonais, des Vietnamiens venus chercher prospérité et liberté dans cette bonne vieille Angleterre... Entre ces différents personnages et ces lieux clés, Andrew O'Hagan tire les fils de son piège fatal, reliant entre eux des hommes et des femmes qui n'auraient jamais dû l'être, révélant des combines monstrueuses où les bonnes vieilles valeurs de l'Angleterre d'autrefois prennent des allures sévèrement faisandées, ourdissant des complots où les actions humaines et les mécanismes de l'argent roi aboutissent à une sorte d'apocalypse sociale. Au fil des pages, on suit Campbell, égaré, dans des entreprises périlleuses dans lesquelles il se précipite tête baissée, victime de son époque et de son aveuglement. On suit la déchéance de William Byre, Lord empêtré dans des affaires d'exploitation de migrants clandestins et des malversations financières, qui fonce tout droit vers son destin, sans qu'on soit certain qu'il ait jamais pris conscience de sa propre abjection.
Caledonian Road, ce lieu haut en couleurs où se côtoient toutes les cultures, devient sous la plume de O'Hagan le siège de la subversion, mais aussi celui d'un certain idéalisme, tandis que dans la ville voisinent migrants, oligarques russes, crapules de partout, trafiquants de tout ce qui peut rapporter, dans un maëlstrom où un vieil aristocrate ne retrouverait pas ses petits. A moins que si, finalement... Dans une interview, l'auteur souligne qu'il a commencé son roman au milieu des années 2010, mais que les évolutions ont été tellement rapides qu'il lui a fallu le reprendre, le remodeler, et surtout lui apporter cette architecture incroyable qui en fait un véritable monument labyrinthique qu'on explore avec frayeur et délices, pris par une écriture particulièrement stimulante, riche en ruptures, imaginative et d'une drôlerie proprement irrésistible. Andrew O'Hagan dissèque les métamorphoses qui prennent tout leur sens en Angleterre à cause du terreau social, mais inutile de soupirer de soulagement. Les dérives qu'il décrit avec un sens de l'humour ravageur sont là, à nos portes. A moins qu'elles ne soient déjà à l'oeuvre, ici et maintenant ?
Andrew O'Hagan, Caledonian Road, traduit par Céline Schwaller, Métailié
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