26 décembre 2016

Dashiell Hammett et Alex Raymond, Shirley Jackson et Miles Hyman: de l'histoire à l'image


Voilà deux livres on ne peut plus différents. Le premier, Agent secret X-9, est le fruit de la collaboration entre Dashiell Hammett et le dessinateur Alex Raymond, futur père illustre de Flash Gordon, réunit les planches d'une série commandée à Dashiell Hammett par le patron de presse Hearst pour faire concurrence à... Dick Tracy. Pourtant, Hammett n'est pas dans le besoin, il a déjà publié ses principaux romans et jouit d'une renommée bien installée. Pourtant, il relève le défi. Voilà comment est né le personnage de l'Agent secret X-9, sous la plume de Hammett et les crayons d'Alex Raymond. Le rythme de lecture, très rapide, est dicté par la cadence de publication de la BD : un épisodepar jour, condensé en un "strip", voilà qui exigeait de l'inventivité, un sens de l'action particulièrement aigu, et un savoir faire certain en matière de suspense. Le recueil, publié par Denoël en 2003, réunit les quatre histoires concoctées par Hammett et Raymond, "X-9 contre le dominateur", "Le mystère des armes silencieuses", "L'affaire Martyn" et "La voiture en flammes", qui parurent entre janvier 1934 et avril 1935. Il reprend une édition précédente, publiée par Futuropolis dans un format à l'italienne, mais respecte cette fois, page à page, l'édition originale et ses parutions quotidiennes. 



La préface nous apprend qu'on ignore encore tout de la façon dont s'organisa la collaboration entre scénariste et dessinateur : on ne sait même pas s'ils se rencontrèrent un jour ! Cette même préface confirme la première impression de lecture : si la première histoire, "Le dominateur", est clairement signée Hammett, avec ses qualités de concision, de caractérisation des personnages et son sens de l'action, le tout merveilleusement servi par le dessin, les trois autres, plus courtes, témoignent d'une lassitude certaine, voire d'un désintérêt manifeste... Ce qui explique la longévité toute relative de la série. En tout cas, ce gros album (420 pages) au format carré, au design et à la mise en page soignés, mérite sa place chez tous les "hammettiens"...

Agent secret X-9, Dashiell Hammett, dessins d'Alex Raymond, traduction de François Truchaud, Denoël
 
2016 est l'année du centenaire de la naissance de Shirley Jackson, auteure remise à l'honneur, entre autres, par les éditions Rivages, avec Nous avons toujours vécu au château (traduction Jean-Paul Gratias, voir la chronique ici) et de La maison hantée (traduction Dominique Mols révisée par Fabienne Duvigneau). C'est tout naturellement le moment qu'a choisi Miles Hyman, le petit-fils de Shirley Jackson, pour publier son adaptation graphique d'une nouvelle singulière de Shirley Jackson, La loterie. A l'origine, il s'agit d'une nouvelle publiée en 1948, qui valut à son auteure une réputation sulfureuse, et même une interdiction en Afrique du sud... L'histoire est simple mais terriblement cruelle;  elle constitue un véritable réquisitoire contre le racisme et un constat terrible sur la société américaine de l'époque... Le récit se déroule dans un village de la Nouvelle-Angleterre, et relate un rituel ancestral, la Loterie. Sous ce mot anodin ne se cache pas une simple fête de village, le lecteur va très vite s'en rendre compte. 



Miles Hyman a choisi de réduire le texte au strict nécessaire, et d'illustrer l'histoire de façon presque expressionniste. Les amateurs de roman noir connaissent bien cet artiste : il a réalisé toutes les couvertures de la série du Poulpe, et plus récemment deux adaptations très remarquées, Le Dahlia noir de James Ellroy (avec Matz et David Fincher), et Nuit de fureur de Jim Thompson (avec Matz), toutes deux parues chez Rivages / Casterman / Noir. Son style est reconnaissable au premier coup d’œil : jeux d'ombres, couleurs somptueuses, personnages très expressifs. Ici, son sens de la narration est, plus que jamais, mis à contribution, puisque le texte est réduit au "minimum vital". Nous avons donc droit à des plans rapprochés spectaculaires, à des angles surprenants, à des expressions particulièrement angoissantes, et à un cadre - le village, les bâtiments - traité dans des couleurs chaudes qui contrastent avec la noirceur du propos. L'humanité qui nous est présentée dans La Loterie est proprement effrayante : nous sommes à la campagne, au milieu des fermiers, et en plein "rural noir" ! Hyman prend son temps, déroule lentement, inexorablement, l'histoire qu'il nous raconte, et nous abandonne à notre triste sort, en proie à une angoisse terrible, sous le poids de la lourdeur des faits... A la fin de l'album, il offre une galerie de portraits ainsi qu'un joli texte consacré à sa grand-mère et plus particulièrement à l'écriture de La loterie et à l'accueil qui lui a été réservé. Un bel hommage, une vraie réussite.

Miles Hyman, La loterie, d'après Shirley Jackson - textes traduits par Juliette Hyman, Casterman

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