7 avril 2017

Laurence Biberfeld, "Sous la neige, nos pas" : de la sève et du sang

Laurence Biberfeld a plus de quinze ouvrages à son actif en tant qu'auteur et illustratrice (romans, essais, pièces de théâtre) et c'est la première fois qu'on en parle ici. Disons-le et battons notre coulpe, c'est une honte. D'un autre côté, je ne suis pas mécontente qu'elle fasse son entrée avec ce roman-là, vu qu'il est absolument formidable. Sous la neige, nos pas est raconté tour à tour par Esther, jeune institutrice venue de la ville avec sa fille Juliette s'installer dans un village du plateau de la Margeride, en Lozère, et par un narrateur qui donne une perspective et une distance, et nous permet du même coup de respirer un peu face à une histoire à la fois bouleversante et débordante de sève, bouillonnante d'amour et de vie. Sous la neige, nos pas est raconté sur deux temps : le passé, de 1983 à 2005, où se déroule l'essentiel de l'histoire, et le présent, 2015, où se dénoue le destin d'Esther.

Le roman s'ouvre sur une scène qui nous plonge directement dans la vie des hommes et des bêtes. La Princesse, jeune génisse dont c'est la première mise bas, a bien du mal à donner le jour à son petit. Nous sommes chez Lucien, il est seul avec son chien de berger, la Chiffe, il attend le vétérinaire en préparant une soupe de choux, de poireaux et de lard qu'il partage avec son chien. Dès cette première scène, on comprend ce qui nous attend : l'auteur s'attache à décrire le chien avec plus de détail qu'elle n'en accorde au maître : "Il trimballait des samares, des brindilles et des frelons emberlificotés (...) Ce n'était plus un chien, c'était une nature morte." La mise bas tourne au drame, et l'auteur ne nous épargne rien de son déroulement, qu'elle nous raconte calmement, avec un luxe de détails de chair et de sang qui contraste avec le calme et la froideur extérieurs de Lucien et du vétérinaire. Il n'y a rien à faire, sauf essayer de sauver Princesse. Dès ces premières pages, Laurence Biberfeld souffle le chaud et le froid, installe son climat : nous sommes dans un monde où les drames n'en sont pas, où l'humain, l'animal et la nature vivent ensemble, travaillent ensemble, souffrent ensemble. Lucien n'est pas causant, Pascal le vétérinaire non plus. Il faut faire ce qu'il y a à faire, et c'est tout. Le seul événement qui ait marqué la vie du village, c'est l'arrivée de la nouvelle maîtresse et de son enfant : "Tout de même, une femme jeune, avec un petit, alors que toutes, elles foutaient le camp dans la vallée...Oui, il fallait qu'elle soit un peu folle..." Voilà, c'est dit, nul besoin de s'étendre sur la question, ni de raconter par le menu la vie antérieure d'Esther et de sa fille, on en apprendra juste assez au fil de l'histoire. Elles sont là, et leur présence va bouleverser la vie des Galinières.

Le plateau de la Margeride - photo (c) Yvon Boëlle
 Il est beaucoup question des femmes, du sort et du destin des femmes et des filles, dans Sous la neige, nos pas. Il n'est pas pour autant question d'y faire le procès des hommes. Les personnages masculins sont aussi différents les uns des autres que possible : chiens fous, vieux taiseux - à un point qu'on n'imagine pas - père absent, truands minables ou chevaleresques... Les stéréotypes n'ont pas leur place dans ce monde-là, ce qui compte, c'est la place des humains sur terre, dans la nature tour à tour hostile et féconde, sous la neige, au beau milieu des champs de fleurs. Ce roman décrit la marche de cet univers, la façon dont il accueille ou rejette ceux qui y vivent, la dureté du climat, celle des humains qui n'hésitent pas à faire ce qu'il leur semble qu'il faut faire, quand il le faut, même si ça n'est pas bien... 

On n'est jamais au bout de ses surprises avec Laurence Biberfeld : elle travaille son terrain, opiniâtre, à coups de révélations, de retournements, d'emprisonnements et de libérations, de vie et de mort. Elle tricote ainsi, en parallèle d'un texte riche, foisonnant, abondant en comparaisons et en images particulièrement réussies, une intrigue parfaitement construite, avec de vrais bandits et de la vraie drogue dedans... Chez elle, le bucolique n'arrive jamais seul et c'est toute l'histoire de ce livre que de raconter l'irruption des maux urbains dans la dureté rurale. Elle offre également une vision très libre et très belle de Juliette, cette enfant qui n'est pas tout à fait comme les autres, celle pour qui l'âge des questions ne passe jamais, tout en tendresse et en discrétion. Un roman qui offre en même temps le plaisir de la langue, l'émotion qui explose, l'intelligence et la sensibilité du propos, ça n'est pas commun. Pour toutes ces raisons et bien d'autres encore, Sous la neige, nos pas est une lecture à recommander, sans réserve et avec passion.

Laurence Biberfeld, Sous la neige, nos pas, collection Territori dirigée par Cyril Herry, La Manufacture de livres

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