22 septembre 2019

Romain Slocombe, "La débâcle" : autopsie de l'exode

En juin 1940, deux millions de Parisiens fuient sur les routes pour échapper à l’occupation allemande qui commencera à Paris dès le 14 juin : c’est l’exode.  De nombreux cortèges sont bombardés : on évalue le nombre de victimes tuées à 100 000, sans compter les blessés… Les villes de la zone libre doivent faire face à l’arrivée massive de ceux que Pétain, en  1941, appellera les fuyards… 

L’exode, la débâcle : dans pratiquement toutes les familles, grands-parents et arrière-grands-parents  racontent cette aventure de tous les dangers. En voiture, en camion, en vélo, en moto, en charrette, en train : hommes, femmes et enfants se réfugient chez les membres de la famille ou les amis qui ont la chance d’habiter hors zone occupée. Les souvenirs sont douloureux, mais ils sont parfois aussi, paradoxalement, nostalgiques : les enfants se rappellent la campagne, les courses à travers champs et forêts, les cousins et les cousines, la famille qu’on ne voit pas si souvent…  Rappelez-vous  Jeux interdits.

Voilà la période un peu oubliée à laquelle Romain Slocombe a choisi de consacrer son nouveau roman.  Après la trilogie Léon Sadorski, qui racontait le destin d’un salopard, il se penche avec son savoir-faire habituel  sur cette période de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, et, cette fois, jette un regard particulièrement attentif et lucide, parfois cruel, sur la  famille Perret, de la grande bourgeoisie parisienne,  le jeune soldat Lucien, l’avocat fasciste Guirlange, Hortense la solitaire, à la recherche de son fiancé Lucien le jeune soldat,  et d’autres personnages très ordinaires, dont le destin va basculer pendant cette semaine du 10 au 17 juin 1940. 

Bundesarchiv, Bild 146-1971-083-01 / Tritschler /CC-BY-SA 3.0

Le 10 juin 1940, la famille Perret – les parents Jean-Frédéric et Laure, les enfants  Jacqueline et Bernard, la jeune bonne Simone et le chien Zig sont en retard. Ils viennent de monter dans la Studebaker familiale surchargée et de quitter leur domicile de l’avenue d’Eylau. Les nouvelles sont inquiétantes : les Allemands viennent d’envahir la Belgique, dans quelques jours ils seront à Paris. Pour les Perret, pas d’hésitation possible : ils se rendront dans leur famille, à Châteauneuf-sur-Loire.  Le problème, c’est qu’ils ne sont pas les seuls à avoir pris la même décision. Prendre la N20 direction Orléans, cela paraît tout simple. Ce jour-là, cela relève de l’exploit.  La famille Perret prend son mal en patience, même si l’on sent un brin d’agacement. La jeune Jacqueline regarde, fascinée, le ballon-saucisse qui flotte dans le ciel de Paris tout en pensant aux garçons. Son frère aîné Bernard proteste contre l’itinéraire choisi par son père, et se fait vite remettre à sa place…

Le même jour,  Lucien Schraut essuie depuis trois jours et trois nuits les bombardements des Stukas ; c’est la bataille de l’Aisne…  Le jeune photographe songe à sa vie d’avant , ses discussions avec Man Ray ou Brassaï, son engagement politique pour les républicains espagnols.  Et il fuit, car l’infanterie allemande est là, elle avance impitoyablement… Pendant ce temps, sa fiancée Hortense attend vainement de ses nouvelles. 

L’avocat Paul Guirlange, frère cadet de Laure Perret, dans son appartement du VIe arrondissement,   est persuadé que dans un mois, la vie aura retrouvé son cours normal. Cet homme-là est sûr de lui, jusqu’à un certain point. Il penche clairement du côté des nazis…  Et pourtant, sa sœur lui a bien dit que le lendemain, ce serait trop tard pour partir. Que faire ?

Voilà, l’aventure vient de commencer. Jour après jour, Romain Slocombe va nous raconter  le lent cheminement des personnages qu’il a choisi de suivre. Dans un style âprement descriptif, sans nous épargner les moments de violence, il va les accompagner, sans jamais les juger, les regarder agir et réagir, nous laisser découvrir les petites et grandes monstruosités humaines dont ils sont capables, nous raconter les rencontres salutaires ou abominables qui vont changer le cours des choses. 

De la relative innocence de la jeune Jacqueline à la cruauté à peine consciente de ses parents,  de la générosité de Lucien au cynisme mal inspiré de Guirlange, les ressorts de l’humanité soumise au chaos n’ont aucun secret pour l’auteur dont l’apparente distance ne fait qu’accentuer  les effroyables révélations qu’il nous livre tout au long de ce roman remarquable.  Sa précision historique, son souci de la langue et des expressions d’époque, notamment lorsqu’il fait parler la jeune Jacqueline, confèrent à La débâcle un caractère à la fois authentique et rigoureux ; quant à sa clairvoyance, elle donne à ce roman historique une portée universelle, aussi contemporaine que redoutable. 

Romain Slocombe, La débâcle, Robert Laffont

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