21 octobre 2021

Shirley Jackson, Hangsaman : le vertige, de l'autre côté du miroir

Hangsaman est le deuxième roman de Shirley Jackson, l'autrice, entre autres, de Nous avons toujours vécu au château, La maison hantée et La Loterie. Il paraît en 1951, la même année que L'Attrape-cœur de Salinger, et on s'interroge sur l'accueil qui lui a été réservé à l'époque. Apparemment,  la critique était partagée : roman sur l'adolescence, roman gothique, roman à suspense, chacun y voyait ce qu'il y cherchait. Nous n'y ferons pas exception... À la fois roman d'initiation, jeu sur le réel et la mémoire, Hangsaman comporte aussi des aspects autobiographiques, et laisse au lecteur qui tourne la dernière page une sensation de vertige, de perte de repères et de certitudes extrêmement troublante, résultat d'une construction savante et d'une narration en équilibre instable... Le narrateur nous raconte l'histoire de la jeune Natalie Waites, qui vit dans le Vermont avec sa famille. Un père qui se veut écrivain et érudit, doté d'un ego démesuré, et qui encourage sa fille dans la voie de l'écriture; une mère légèrement névrosée, attachée aux valeurs d'une maison bien tenue et d'une cuisine bien faite, un frère dont on ne saura pas grand-chose. 

D'emblée, Shirley Jackson entreprend de déstabiliser son lecteur : au beau milieu du récit - par exemple lorsque le narrateur raconte une scène de garden party à la maison des Waites -, elle fait surgir des éléments étrangers à la scène - réminiscences ou purs mensonges -, des remarques qui laissent penser que Natalie aurait eu à répondre à des interrogatoires de police. On ne sait pas pourquoi, on ne sait pas quand - dans le passé, dans un futur incertain ? Du coup, le lecteur perd pied: qui est ce narrateur, peut-on vraiment lui faire confiance, lui qui nous laisse en plan, l'œil aux aguets, sans jamais nous donner le fin mot de son histoire? C'est justement là que Shirley Jackson excelle : que lisons-nous vraiment ? L'histoire de Natalie ou celle que le narrateur lui prête ? Cette scène de garden party est d'ailleurs pain bénit pour l'autrice : chacun y joue le rôle qu'elle lui a réservé, le père se perd en rodomontades, drague une jolie invitée au nez et à la barbe de sa famille. La mère, quant à elle, est épuisée par la préparation de la fête. Le frère s'est affranchi de la corvée et brille par son absence. Natalie fait honneur à son père et fait la conversation à des personnes qui l'ennuient considérablement. Y compris à un homme qui l'attire au fond du jardin, au beau milieu des arbres et à l'abri des regards. Nous n'en saurons pas plus. Mais nous imaginerons le pire.

La grande affaire dans la vie de Natalie, c'est son départ à l'Université. Pas bien loin, mais suffisamment pour qu'elle s'y crée une vie à elle. Son père lui a choisi une université pour filles des plus libérales, à défaut d'être performante, où l'on est supposé encourager l'initiative, la liberté et la créativité. C'est là-bas qu'elle s'installe, dans une modeste chambre qui a le mérite de n'être qu'à elle. C'est du moins ce qu'elle croit... À quoi va donc ressembler la vie de Natalie en liberté ? Va-t-elle se faire des amies, devenir comme la plupart des filles qui l'entourent : séductrice, coquette, superficielle ? Dans la chambre de Natalie, ce sont les livres qui ont pris le pouvoir, et pas les robes. La plupart de ses camarades se moquent d'elles, l'évitent,  s'en méfient, préfèrent rester entre elles. Natalie s'en fiche pas mal : ces filles-là ne l'intéressent pas. L'enseignement à l'Université ne l'intéresse pas davantage. Elle continue à écrire régulièrement à son père, qui corrige ses lettres, son style, ses descriptions. Natalie fréquente un peu son prof d'anglais et l'épouse de celui-ci,  une ancienne élève de l'université totalement dépressive qui se réfugie dans l'alcool. Rien de tout cela ne répond à ses attentes, même si ces dernières sont loin d'être claires... 

Shirley Jackson - Armen, CC BY-SA 4.0 <https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0>, via Wikimedia Commons

Jusqu'à la rencontre avec Tony. Tony est une fille à part, une rebelle, une poétesse. Une fille avec laquelle, enfin, Natalie peut tenter de partager son univers, ses histoires imaginaires. Et si elles étaient toutes les deux des reines géantes, si les bâtiments de l'université étaient des pièces de jeu de construction, tout comme leurs habitants ? Si elles pouvaient manipuler toutes ces petites personnes, en faire ce qu'elles veulent, les réduire au néant auquel elles appartiennent ? Et si le monde réel n'était, finalement, qu'une réalité parmi d'autres ? Avec Tony, Natalie va fuir l'université et sa liberté d'apparence, et toutes deux vont donner libre cours à leur révolte, à leur volonté d'échapper à un univers qui les étouffe. Passer du temps en ville, puis prendre un bus jusqu'au parc d'attraction fermé, jusqu'au lac, jusqu'à la forêt.  Tony est-elle vraiment ce qu'elle paraît? D'ailleurs, existe-t-elle vraiment ? 

D'un bout à l'autre du roman, Shirley Jackson va nous défier, nous déstabiliser : le monde ressemble-t-il à celui de Lewis Carroll, de l'autre côté du miroir ? Ou bien à celui du film de Jean Cocteau, Le Sang d'un poète ? Assurément, si Shirley Jackson cite à deux reprises ces deux œuvres, c'est qu'elle se place dans la filiation de ces artistes pour qui il fallait aller au-delà des apparences, oser franchir le mur des conventions, accepter l'irrationnel et ce qu'il révèle de nous-mêmes. Hangsaman fait de même, et dresse un portrait troublant d'une jeune femme terriblement seule, éprise d'écriture et de liberté. Qui est Natalie ? Au-delà du récit que consent à nous confier le narrateur, que lui est-il arrivé ? A nous, lecteurs, de lâcher prise et d'accepter l'incertitude et les terreurs qui font de nous ce que nous sommes. Hangsaman, habillé de la belle traduction de Fabienne Duvigneau et d'une superbe couverture signée Miles Hyman - le petit-fils de Shirley Jackson - annonce avec finesse les futurs romans, devenus "cultes", de Shirley Jackson.

Shirley Jackson, Hangsaman, traduit de l'anglais (US) par Fabienne Duvigneau, Rivages / Noir

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