26 avril 2022

David Peace, Tokyo revisitée : un point final époustouflant pour la Trilogie de Tokyo


Je peux vous faire une confidence? Quand il s'agit d'écrire sur David Peace, je me sens mi-morte de peur, mi-transie d'admiration. Et ce n'est pas Tokyo revisitée qui va y changer quelque chose. Voici enfin - après plus de dix ans d'attente - le troisième volet de la Trilogie de Tokyo. Tokyo année zéro, sorti en 2008, était centré sur un fait divers atroce lui-même situé au beau milieu des ruines de la capitale japonaise, en 1946. Tokyo ville occupée, sorti en 2010, prenait pour point de départ une affaire d'empoisonnement en série qui a fait frémir Tokyo en 1948. Tokyo revisitée prend sa source en 1949, et comme ses prédécesseurs s'intéresse à un fait divers resté non élucidé : Sadanori Shimoyama, président des chemins de fer japonais, est retrouvé mort, déchiqueté, sur une voie ferrée. Comme ses deux prédécesseurs de la série, Tokyo revisitée a pour cadre le Japon de l'après-guerre, occupé par les alliés avec les Etats-Unis aux commandes, la seule période de l'histoire où le Japon a été occupé par une puissance étrangère... Une situation aussi décalée que difficilement concevable, qui fait un peu penser à l'Allemagne de l'immédiate après-guerre, avant la construction du mur de Berlin. Une population confrontée à la misère, à des quartiers en ruines, à un pouvoir politique qui lui échappe et qu'il ne comprend pas. L'inverse est vrai : le pouvoir américain ne comprend pas grand-chose à la culture de ce pays, ses enquêteurs piétinent, et le pays est également pris en tenaille par des ambitions géopolitiques venues d'ailleurs, et la volonté américaine de saper l'influence des syndicats et du parti communiste.... Shimoyama occupe une place aussi prépondérante qu'inconfortable dans la société japonaise : il est sommé de procéder à des milliers de licenciements, au grand dam du syndicat du rail et de tous ceux qui vont perdre leur emploi. La situation économique et politique est désastreuse, la pauvreté fait des ravages : difficile d'imaginer pire contexte.
David Peace a choisi de dérouler son histoire en trois temps. En exergue, un poème signé Kuroda Roman et traduit par Donald Reichenbach, deux personnages dont on comprendra l'importance dans les chapitres suivants : "Quiconque résoudra l'affaire Shimoyama / Résoudra l'affaire Teigin / Et trouvera la clé de tous les crimes." L'affaire Teigin, celle qui servait de fil conducteur à Tokyo ville occupée. D'emblée, David Peace affirme la continuité qui lie les trois romans, et surtout sa volonté de faire la lumière sur une période de l'histoire japonaise qui a été déterminante pour l'évolution du Japon moderne. La première enquête, juste après la mort de Shimoyama, est menée par Harry Sweeney, originaire du Montana, qui, franchement, a l'air de ne pas trop savoir ce qu'il fait là. Avec son partenaire d'enquête, Susumu Toda, il commence par interroger l'entourage de la victime, enquêter sur les lieux du crime, puis élargit le cercle. Tellement que bientôt, il se retrouvera complètement perdu face à des pistes qui s'avèrent être des impasses, des non-dits et des mensonges qui l'orientent vers des hypothèses aussi improbables qu'erronées. Les autorités s'en mêlent, certains dignitaires tentent de faire passer l'hypothèse du suicide, qui arrangerait bien en haut lieu. Les dégâts collatéraux s'accumulent. Rarement une enquête aura piétiné avec autant d'insistance. Échec cuisant pour l'enquêteur... 

Le deuxième temps, en 1964, commence avec la disparition de Kuroda Roman, écrivain qui se préparait à écrire un livre sur l'affaire Shimoyama. Le détective Murota Hideki, ancien flic révoqué, va se pencher sur cette disparition, à la demande de Hasegawa, jeune homme élégant qu'il voit un jour débarquer dans son bureau minable. Hasegawa lui explique que la maison d'édition pour laquelle il travaille a signé avec Kuroda un contrat d'édition assorti d'une avance confortable pour un livre à paraître. Or, Kuroda Roman a disparu, et son hypothétique manuscrit avec lui. Où est passé le vieil écrivain ? Murota Hideki a besoin d'argent, et puis l'affaire commence à l'intriguer. Il accepte la mission. Et n'a aucune idée de ce qu'il attend... 

En 1988, le traducteur Donald Reichenbach, 74 ans, vit à Tokyo, dans le quartier de Yushima, avec son chat Grete. Et l'Empereur Hiro-Hito se meurt. Il a 87 ans, et chaque jour les médias diffusent son bulletin de santé détaillé. Il n'en finit pas de mourir. Quarante ans auparavant, Don avait été convoqué par son employeur, "le Grand Sorcier du Palais des Taupes", Frank, des services secrets américains. On a besoin de lui au Japon : "... on a été dépouillés par des gangsters, bernés par les cocos, mais plus question que ça recommence, pas au Japon, Don, pas pendant que je serai à mon poste, Don, pas au Japon", plaide Frank. Don partira, sous couvert d'un remplacement à la section économique. Et il restera. Et gardera pour lui, toutes ces années, l'invraisemblable vérité... celle de David Peace.

David Peace en aura-t-il vraiment terminé un jour avec Tokyo occupée ? On a du mal à le croire tant, depuis plus de vingt ans, il pourchasse les fantômes, les morts, les secrets qui le hantent. Tokyo revisitée est sans doute plus facile d'accès que ses deux prédécesseurs et pourtant la voix de David Peace, lancinante, creuse son sillon toujours plus loin, touche toujours plus proche de la douleur, de la plaie à vif. En lisant Tokyo revisitée, il m'est très vite revenu à la mémoire le film maudit d'Akira Kurosawa sorti en 1970, Dodes'kaden, où un jeune garçon arpente un bidonville japonais en imitant le bruit du tramway, "dodes'kaden, dodes'kaden". Premier film en couleurs de Kurosawa, Dodes' kaden a reçu un accueil très négatif au Japon: on lui reprochait entre autres son usage très particulier de la couleur, très loin du réalisme, et son approche kaléidoscopique. A tel point que Kurosawa fit une dépression et une tentative de suicide.. C'est à l'étranger que le film gagnera ses galons... 

Chez David Peace, il y a l'omniprésence des voies de chemin de fer, la personnalité même de la victime, qu'on appelait l'Homme qui Aime les trains, et le sort des enquêteurs chargés de l'affaire maudite. Il y a, en parallèle, un Harry Sweeney digne des polars hard boiled, et le même qui peu à peu se laisse entraîner, noyer, dans un monde qu'il ne peut pas comprendre et au cœur d'intrigues qu'il ne peut pas résoudre. Des personnages secondaires qui deviennent des personnages clés en traversant le temps. Des solitudes qui, comme des voies de chemin de fer parallèles, ne se croisent jamais. Cet usage obsessionnel de la répétition qui exerce sur le lecteur un effet de fascination, la sensation qu'on ne peut pas s'arracher à une prose à nulle autre pareille, où forme et fond se tiennent la main jusqu'au chaos... Avec Tokyo revisitée, David Peace apporte un point final magistral à une entreprise littéraire comme il y en a peu, et signe un roman aussi exceptionnel que bouleversant.

David Peace, Tokyo revisitée, traduit par Jean-Paul Gratias, Rivages/Noir

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