29 juin 2022

Luc Chomarat, "L'espion qui venait du livre" : mais à quoi joue l'auteur ?


Riche idée que de rééditer ce livre de Luc Chomarat, publié en 2014 et épuisé depuis... un certain temps. Depuis quelques années, l'été est la saison de Luc Chomarat, et il nous réserve toujours des surprises délicieuses. L'espion qui venait du livre ne fait pas exception à la règle : on sait que l'auteur a pour habitude de s'amuser de son lecteur, de son texte et de lui-même. Là, on peut dire qu'il s'en donne à cœur joie. Dans son collimateur, le roman dit d'espionnage - mais attention, ni John Le Carré ni Graham Greene, non, le roman d'espionnage populaire, de ceux que les hommes des années 50 et 60 emportaient dans leur serviette le matin en allant au bureau, couverture noire, pulpeuse créature, destinations exotiques garanties. N'allez pas croire que notre auteur fasse dans le mépris de classe : bien au contraire, il est bien décidé, en démontant les mécanismes de ces romans de gare, à en faire une sorte d'apologie amusée certes, mais aussi émue, voire un brin nostalgique...

À la première page, nous assistons aux efforts d'un auteur pour produire un texte qui réponde aux exigences supposées du lecteur. C'est difficile, il faut s'y reprendre à plusieurs fois, et surtout, il ne faut pas hésiter à user et à abuser des clichés. "Ses yeux, des yeux qui avaient la couleur et la dureté de l'acier, se plissèrent." C'est bien, mais "se plissèrent jusqu'à n'être que deux fentes", c'est mieux, n'est-ce pas? Bizarre, ce début où le narrateur, l'écrivain et le héros ne font plus qu'un. Nous ne sommes pas au bout de nos surprises. Le héros s'appelle Bob Dumont, il vient d'arriver à l'aéroport de Singapour en provenance de Los Angeles, et l'hôtesse de l'air est particulièrement accorte. Quant au héros, il est tout bonnement irrésistible. Franchement, on se croirait en plein dans les années 60... Et pourtant, à son arrivée, le beau Dumont retrouve un petit homme qui l'attend et qui a des choses à lui dire. Il est question d'une menace bien pire qu'Al-Qaïda, mais aussi de cyborgs. Nous ne sommes donc pas dans les années 60, même si ce terme de cyborgs nous semble quelque peu suranné. Chomarat mélange allègrement les mots, ceux qui signent des époques, et on comprend vite que Dumont va être confronté à une menace gravissime. Dure responsabilité que celle d'un agent secret. Celui qui est derrière tout ça s'appelle Igor, comme du temps de la guerre froide. Du sérieux. Et puis, tout à trac, l'auteur ressurgit de la fiction, et pense à sa liste de courses. Ça calme. "C'est agaçant, toutes ces petites interruptions...", remarque le petit homme. Et soudain, ça défouraille : le coupable ? Un Jaune en chemise à fleurs. On s'étonne tout juste qu'en plein Singapour, le chauffeur de taxi appelle Dumont "sahib". Licence poétique, sans doute. Décidément, le colonialisme n'a pas de frontières. 


L'espion qui venait du livre défie le pitch, et c'est tant mieux. Sachez que vous retrouverez - si vous avez déjà lu Luc Chomarat - le bien nommé éditeur Delafeuille, écartelé entre ses objectifs commerciaux, son point mort, et une vieille vision idéaliste du rôle de l'éditeur qui traîne encore dans un coin de sa tête. L'auteur des aventures de Bob Dumont, qui, sous le pseudonyme de Jim Davis, s'est installé dans le Quercy pour y écrire ses histoires tient également une belle place. Les démêlés entre l'auteur et l'éditeur sont épiques : Delafeuille se fait du souci, non pas à cause de la qualité littéraire des textes de Davis, mais à cause de leur inadéquation au monde d'aujourd'hui. Comment convaincre une espèce de vieux baba cool que décidément, ses histoires de bellâtre espion confronté au grand méchant monde, ça n'est plus vraiment au goût des lecteurs ? Luc Chomarat prend un malin plaisir à changer de point de vue, à lâcher ses personnages (ou ceux de Jim Davis) en roue libre, à organiser des scènes incongrues entre l'éditeur, l'auteur et ses créatures qui, tous ensemble, prennent en charge le récit, envoyant joyeusement balader toutes les règles de la narration. Bref, L'espion qui venait du livre est un pur délice, aussi drôle que grinçant, aussi vachard que lucide, et il provoque chez le lecteur une réaction aussi épidermique que salutaire, mâtinée d'hilarité et d'inquiétude. 

Luc Chomarat, L'espion qui venait du livre, La Manufacture de livres

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