Rien que le noir est donc un "prequel" à la légendaire trilogie des Laidlaw du grand William McIlvanney (Laidlaw, Les Papiers de Tony Veitch et Étranges loyautés, tous publiés chez Rivages). On y rencontre un certain sergent Laidlaw - il n'est pas encore inspecteur - qui vient d'intégrer l'équipe d'enquêteurs de la brigade criminelle de Glasgow, traînant derrière lui une réputation peu flatteuse d'empêcheur de tourner en rond. Pas vraiment un "bleu", ni une jeune pousse : l'homme a déjà de l'expérience, et il vit en banlieue de Glasgow avec sa femme Ena et ses trois enfants, sauf quand il estime que l'affaire en cours exige qu'il passe plutôt ses nuits en ville, à l'hôtel... Une situation qui présage de ce que les romans suivants nous disent de lui. Laidlaw n'est pas vraiment un "family man" et déjà on voit pointer sa solitude à venir.
Le roman se déroule sur une semaine, à l'automne 1972. Bobby Carter, avocat à l'honnnêteté douteuse, éminence grise du chef de gang glaswégien Cam Colvin - qu'on retrouvera ultérieurement dans l'œuvre de McIlvanney - vient de passer l'arme à gauche. Et ce n'est pas une crise cardiaque : on l'a retrouvé étalé dans une flaque d'eau, poignardé dans une ruelle mal fâmée. Cette mort va faire du bruit, car Bobby Carter, comme on dit, avait des dossiers... Laidlaw et son partenaire Lilley prennent en charge l'affaire, mais leur supérieur Ernie Milligan va leur mettre des bâtons dans les roues, et bien plus encore. À croire qu'il n'a pas envie que la vérité jaillisse dans cette affaire-là. D'ailleurs, qui peut faire confiance à un homme qui porte de l'Old Spice? Laidlaw, fidèle à lui-même, préfère prendre le bus plutôt que la voiture : "Ça me permet d'observer la ville sous un autre angle", dit-il.
En haut, Ian Rankin et William McIlvanney à Harrogate. En bas, William McIlvanney à Penmarc'h, au Goéland masqué en 2015 |
Laidlaw a sur son bureau des livres de Kierkegaard, Unamuno et Camus. Peu commun pour un flic, c'est d'ailleurs ce que lui fait discrètement remarquer Lilley, qui n'a de cesse d'essayer de ramener son partenaire aux dures réalités de la ville: le duo fonctionne parfaitement, les échanges se font en forme de parties de ping pong, pour le plus grand plaisir du lecteur. Laidlaw, poète et philosophe ? Les lecteurs qui ont lu les autres romans de McIlvanney ne seront pas surpris, car le style du grand William est riche en digressions, en réflexions philosophico-poétiques justement. C'est une des raisons qui font qu'il est ce qu'il est, un héros unique en son genre, à la fois attachant et déconcertant. On remarquera que Rien que le noir reste très sobre à cet égard, malgré quelques envolées particulièrement réussies. Ian Rankin, en travaillant sur le texte, a eu l'élégance de s'abstenir de toute imitation servile du maître, il n'a pas oublié son propre sens des dialogues qui claquent et de l'intrigue bien ficelée, et le lecteur se retrouve donc avec le meilleur des deux auteurs. L'ambiance du début des années 70 est parfaitement rendue, et Ian Rankin a aussi su résister à la tentation d'introduire dans les romans les références musicales qu'il affectionne tant. Pour marquer le temps, il préfèrera utiliser les marques de voiture, par exemple - Austin Maxi, Jaguar XJ6 - et cela fonctionne très bien, tout comme les passages qui se déroulent au Glasgow Press Club, où des journalistes en surpoids boivent du whisky en fumant moultes cigarettes et les allusions à l'actualité de l'époque.
L'Austin Maxi et la Jaguar XJ6 de l'époque |
Rankin l'Edimbourgeois se glisse aisément dans la peau de Laidlaw le Glaswégien. Il faut dire que dans les Rebus les plus récents, la pègre de Glasgow faisait parfois irruption dans l'ordre établi d'Edimbourg... Tout au long de l'enquête, on rencontrera des personnages bien campés : femmes plus ou moins fatales, entraîneur de foot déchu, petites frappes, flics pas clairs, dans une ville où les différences de classe sociale sont particulièrement marquées et où la pauvreté fait des ravages. Et si Laidlaw se montre clairvoyant, le monde n'en est pas moins noir pour autant, et la victoire - relative - a un goût amer... Rien que le noir, en quelque sorte.
William McIlvanney et Ian Rankin, Rien que le noir, traduit par Fabienne Duvigneau, Rivages / Noir
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