6 février 2023

Matt Wesolowski, Les Orphelins du Mont Scarclaw (Six versions) : faux podcast et vrai roman


À l'heure où les éditeurs se pressent pour adapter au format livre les podcasts les plus populaires, l'auteur anglais Matt Wesolowski, lui, se lance dans un exercice original. Une série de plusieurs romans dérivés de podcasts imaginaires. La pirouette est savoureuse, et le résultat est bluffant. "Six versions", tel est le titre de cette série dont le deuxième volume paraîtra en mars. Six versions, ou six voix pour raconter une même affaire. Pour le premier roman de la série, Les orphelins du Mont Scarclaw, l'auteur a choisi de se pencher sur un fait divers vieux de vingt ans, et il a situé l'action à la limite du nord-est de l'Angleterre et de l'Écosse, un de ces lieux porteurs de légendes aussi sombres les unes que les autres. Le mont Scarclaw, "pic rocheux émergeant des nuages comme un croc, sur fond de bruine spectrale, typiquement anglaise."


En août 1996, un groupe de cinq adolescents d'une quinzaine d'années - Eva, Charlie, Tom, Anyu et Brian - est venu passer les vacances au Centre Woodlands, au pied du mont Scarclaw. Ils sont accompagnés par Derek et Sally, le père d'Eva et la mère de Charlie. Les parents de la petite bande ont constitué un groupe informel qu'ils appellent Les Marcheurs, et les adultes se relaient pour accompagner les ados lors de leurs séjours, tout en laissant aux jeunes la plus grande liberté. Un soir, Tom Jeffries ne revient pas d'une des expéditions de la petite bande. Il faudra attendre toute une année pour que le propriétaire des lieux, Harry Saint Clement-Ramsay, venu sur les lieux avec quelques amis, retrouve le corps du jeune garçon. Harry et ses amis sont un peu soûls, ils se baladent dans la forêt en pleine nuit avec leurs chiens, pataugent dans la boue, et suivent les chiens attirés par une odeur caractéristique... Un cerf mort, sans doute. Sauf que le cadavre que les chiens déposent à leurs pieds est celui d'un adolescent, Tom Jeffries. 


Harry est le premier à être interviewé par le célèbre Scott King, devenu une véritable star du net grâce à ses podcasts consacrés à des affaires non élucidées. L'homme roule dans une voiture minable, et se présente masqué. Harry a confiance, il raconte. C'est le début d'un voyage à la recherche de la vérité, vingt ans plus tard. King a retrouvé les protagonistes du drame, et il va les interroger tour à tour, les pousser dans leurs derniers retranchements, pour essayer de reconstituer le puzzle. Il laissera aussi ses interlocuteurs s'abandonner à des digressions parfois plus révélatrices qu'un récit factuel. 

Petit à petit se dessine un schéma relationnel complexe entre les cinq adolescents. Trois garçons, deux filles. Trois garçons qui chacun essaie de prendre l'ascendant à sa manière, deux filles qui regardent se jouer les rivalités. Les cinq adolescents avaient chacun une personnalité bien marquée, mais ils ont maintenant vingt ans de plus. Il va donc falloir essayer de retrouver chez chacun d'entre eux la vérité d'autrefois, et la tâche est ardue. Les relations entre les jeunes gens sont difficiles à cerner, l'image de la victime est un clair-obscur à elle seule. Demander à des adultes de trente-cinq ans de revivre un événement traumatique, de faire un retour arrière vers une époque où, adolescents, ils se comportaient comme tels, alcool et drogue compris, est-ce un pari tenable ? Le temps a passé, et surtout il manque un témoignage crucial : celui de la victime. 

Réalité inévitablement transformée, miroirs déformants des récits a posteriori : Scott King s'est-il fixé un but impossible à atteindre? Si les personnalités se révèlent au fil du récit, elles restent changeantes, fuyantes, la réalité des uns constituant le mensonge des autres. Et quand se mêlent à l'histoire les légendes locales effrayantes, comme celle de Nanna Vanech, être maléfique qui hante les lieux, rien n'est plus certain... 

Matt Wesolowski a réussi à construire un dispositif complexe, où les prises de parole se succèdent et se juxtaposent, sans jamais perdre son lecteur qui tombe volontiers dans les pièges que l'auteur lui tend. Aussi réussi que le Rashomon de Kurosawa en ce qu'il provoque chez le lecteur les mêmes questionnements et le même trouble, Les Orphelins du Mont Scarclaw nous réserve un "twist" final qu'on ne voit vraiment pas venir, et constitue une réussite enthousiasmante, qu'il s'agisse de la forme et du fond. C'est dire qu'on a hâte de lire le deuxième volume de la série.

Matt Wesolowski, Six Versions - Les orphelins du Mont Scarclaw, traduit par Antoine Chainas, Equinox/Les Arènes


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