25 février 2019

Megan Abbott, "Prends ma main" : le sang des femmes

Megan Abbott n'a pas son pareil pour raconter des histoires qui se situent dans des milieux fermés où la compétition fait rage. Quand en plus, ces milieux sont féminins, les enjeux sont plus complexes encore. Dans Avant que tout se brise (voir chronique ici), elle avait choisi le monde des gymnastes, nœud de vipères notoire... Avec Prends ma main, changement de registre : c'est la recherche scientifique qui va servir de cadre à ce thriller psychologique sans pitié.

Kit est en post-doctorat. Elle travaille depuis plus d'un an au Labo du Dr Severin. Tous les matins, elle arrive la première. Ce matin-là compte encore plus que les autres : le Labo vient d'obtenir une subvention des National Institutes of Health pour un nouveau projet de recherche, et les places dans l'équipe vont être chères, très chères. Le sujet : le trouble dysphorique prémenstruel. Un syndrome bien pire que le simple syndrome prémenstruel, un état de désordre indescriptible : sautes d'humeur, crises d'agressivité et de violence incontrôlables, ce trouble mal connu et mal décrit, s'il touche peu de femmes, est d'une gravité extrême et peut déboucher sur de véritables drames. C'est dire que l'enjeu, réel comme symbolique, est fort et déchaîne les ambitions, y compris des hommes qui forment la majorité de l'équipe de recherche. Pour Kit, le défi est double : scientifique et personnel... 
Kit mène une drôle de vie, entièrement axée sur son métier. Elle vit dans un petit appartement un peu minable en ville, mais peu importe : elle n'y est que pour dormir puisqu'elle consacre le reste de sa vie au travail. Sa vie sociale, elle la vit au labo avec ses collègues. Quand elle rentre chez elle, épuisée, elle mange n'importe quoi, bosse un peu si elle en a l'énergie, puis s'abandonne au sommeil avant de se réveiller aux aurores et de retrouver Alex, un collègue pour lequel elle a un faible, son ami Serge, le Russe qui s'occupe de l'animalerie du labo, Zell, Juwon, Maxim. Et bien sûr le Dr Severin, impressionnante, mystérieuse, impériale.

C'est ce moment crucial que choisit Diane pour faire son retour dans la vie de Kit. Diane, l'amie de jeunesse, perdue de vue depuis longtemps. Les deux filles, très différentes, sont pourtant devenues amies au lycée. Elles ont travaillé ensemble, révisé ensemble, réussi ensemble, partagé un secret terrible, le secret de Diane. Puis elles ont fait leurs études supérieures, réussi chacune dans leur coin. Kit n'a jamais oublié Diane, mais la revoir, c'est une autre histoire. Car le secret que son amie lui a confié est tellement, tellement lourd... qu'on peut à peine y penser. Et pourtant Diane est là, elle est venue rejoindre l'équipe du Dr Severin. Pire encore, elle va faire partie, avec Kit, de la nouvelle équipe de recherche dédiée au trouble dysphorique prémenstruel.

Voilà, le panier de crabes est au complet... A partir de là, Megan Abbott met en place un univers étouffant, enfermant, angoissant, puis une succession de drames plus violents les uns que les autres, avec des acteurs poussés à agir par une sorte de dynamique infernale, où la logique n'a plus sa place, où les personnages sont littéralement broyés, comme précipités au cœur d'une centrifugeuse  incontrôlée. Fidèle à elle-même, l'auteure fait preuve d'une clairvoyance psychologique impressionnante, et nous force à ouvrir les yeux sur le côté sombre des humains, sur les effets destructeurs qu'exercent les univers fermés et concurrentiels. Cette fois, elle a mis au centre de son système un sujet particulièrement troublant, qui parlera bien sûr tout particulièrement aux lectrices. Le sang des femmes, noir, épais, celui qui fait peur aux hommes... Encore une belle réussite pour Megan Abbott, qui signe là un thriller psychologique, comme on dit, aussi intelligent qu'inquiétant.

Megan Abbott, Prends ma main, traduit de l'américain par Jean Esch, éditions du Masque

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