18 mars 2022

Séverine Chevalier, Jeannette et le crocodile : du rêve au roman


Quand Séverine Chevalier publie un nouveau roman, on est sûr de deux choses : on va être cueilli, étonné, et on va être touché au cœur, révolté, ému. Avec Jeannette et le crocodile, une fois de plus, le rendez-vous est réussi. Dans une interview (à voir ici), l'autrice déclare : "Mon obsession, c'est de dire ce qui est (...) Je fais de la fiction par désir de vérité." Jeannette et le crocodile lui a été inspiré par un rêve récurrent, où elle se voyait promenant en laisse un crocodile. Une fois l'image adoptée, transformée en titre, Séverine Chevalier a créé la jeune Jeannette, "la petite", comme dit son oncle Pascal, qui, après avoir habité avec elle, vit dorénavant dans un "foyer", sorte de philosophe inapte à la vie en société, qu'on a remisé là pour qu'il ne fasse pas de bruit... La petite vit avec sa mère. Ce jour-là, c'est son dixième anniversaire, et elle va réaliser son rêve le plus cher : aller voir Éléonore le crocodile : "C'est une femelle. Elle s'appelle Éléonore et vit à Vannes, en Bretagne, depuis qu'elle a été trouvée sous le pont Neuf, à Paris, en 1984. Elle avait élu domicile dans les égouts et bouffait les rongeurs." Enfin, elle réalisera son rêve si sa mère Blandine réussit à se lever, à monter dans la voiture et à conduire jusqu'à là-bas, par les petites routes. La petite vérifie le niveau de la bouteille de vin blanc : il n'a pas bougé, c'est bien... 

Voilà, en quelques pages, Séverine Chevalier nous a déjà raconté tout un monde. Sans pathos, sans mièvrerie, en disant les choses comme elles sont, ce qui est bien difficile, comme on sait.

Un an plus tard, Blandine a préparé une fête pour célébrer le onzième anniversaire de Jeannette. Ces deux-là vivent dans une petite ville, Clat, station thermale à la ramasse. Les entreprises ferment les unes après les autres. Le chômage fait des ravages, la pauvreté aussi. Il y a les amis de Blandine, Gégé, Éric. Il y a l'ami de Jeannette, Robinson, le fils d'Éric. Il y a la chienne, Chien. Ça va mieux, Blandine a cessé de boire. Et puis il y a Dirck. Le Dirck auquel Blandine pense tout le temps, celui qui va, peut-être, lui redonner le goût d'être une femme désirable. Peut-être. Un an plus tard, Jeannette a douze ans. Et cette fois, Blandine et elle sont montées dans la voiture, direction Vannes. Mais elles n'ont pas pu voir Éléonore. En revanche, elles ont vu Dirck. Jeannette ne l'avait jamais rencontré, c'est un moment décisif, pour le meilleur ou pour le pire. 

Cet homme surgit dans la vie de cette femme fragile, de cette petite à fleur de peau. Il lui est facile de semer la désolation dans ces vies-là, dans cette ville-là, où l'on se bat pour s'en sortir, pour ne pas trop boire. Ce n'est pas pourtant pas un type brillant, ce Dirck. Non, c'est un sale menteur, un sale type. Mais pour Blandine,  c'est la fin de sa solitude. Et Séverine Chevalier sait mettre à nu la vérité, montrer le dénuement affectif, la pauvreté, le malheureux désir d'ailleurs, d'autre chose. Entre crochets, comme des apartés de théâtre, ou comme si elle nous murmurait à l'oreille, elle nous dévoile ce qu'il en est réellement de ce Dirck qui ne s'appelle même pas Dirck... Elle sait aussi dire la révolte de la petite Jeannette face au temps qui passe et à un monde qui la dégoûte : "Ce que ne veut pas Jeannette (...), c'est avoir trop de seins, de fesses, de chairs qui encombrent et empêchent son animalité, sa capacité à se mouvoir en toute sûreté, dans la nature et dans le monde." Jeannette a 15 ans, pour toujours.

Difficile de parler du style de Séverine Chevalier, car c'est comme s'il s'agissait du style de quelqu'un qui vous parle à vous seul, que vous seul entendez. Parce que les mots qu'elle utilise, ce sont précisément ceux-là, et dans cet ordre-là, qu'ils doivent être. Parce que l'histoire qu'elle nous raconte, c'est celle de notre monde, de nos stupidités, de nos cruautés, de notre inconscience. Parce que les personnages qu'elle nous confie pour que nous les gardions en nous sont les victimes d'une immense machination dont nous sommes tous responsables, et tous victimes aussi. 

Séverine Chevalier, Jeannette et le crocodile, La Manufacture de livres 

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