Pour son vingt-quatrième Rebus, Ian Rankin a choisi de nous infliger un choc dès les premières pages : on y retrouve John Rebus au tribunal. Mais pas à la barre des témoins, au banc des accusés. Est-ce vraiment une surprise pour le lecteur fidèle ? Depuis ses débuts, John Rebus bouscule les règles, désobéit à la hiérarchie, fraie avec des personnages aussi peu recommandables que Big Ger Cafferty. Dans la série des Rebus, il y a les romans qui avancent comme la vie et le temps qui passent, avec des faux plats et des virages plus ou moins serrés. Et il y a ceux qui nous amènent, nous et John Rebus, à un carrefour décisif : Un cimetière dans le cœur fait partie de ces romans-là. Nous ne saurons pas tout de suite ce qui a amené Rebus là où il est, dans ce tribunal où la plupart des personnes présentes sont masquées, COVID oblige. Quant aux jurés, ils sont dans une autre salle, on les voit sur un écran géant installé dans le tribunal. Rebus fouille sa mémoire : quand est-il venu ici pour la première fois ? Un voyage dans le temps qui donne le ton du roman, qui s'attache à l'histoire de Rebus et, par la même occasion, à celle du crime à Edimbourg. Pour profiter pleinement de ce roman très sombre, il faudra patienter jusqu'à la fin et surtout suivre à la trace un John Rebus fatigué, malade mais qui n'a rien perdu de sa clairvoyance, de sa ténacité et de sa mémoire.
Flash-back, jour 1. Siobhan Clarke est engagée dans une enquête qui promet d'être ardue : Francis Haggard, un flic du commissariat de Tynecastle (Tynie pour les connaisseurs), est accusé de violences conjugales sur sa femme Cheryl. Pour se défendre, il invoque un syndrome de stress post-traumatique... Il faut dire que le commissariat de Tynecastle n'a pas bonne réputation : "Jusqu'au dernier flic d'Edimbourg connaissait au moins une histoire sur le commissariat de Tynecastle. Les policiers y avaient la réputation de dépasser les bornes sans jamais être inquiétés." Haggard a plus d'un tour dans son sac : il pourrait bien raconter des histoires qui endommageraient grandement l'image de la police. De là à invoquer un SSPT, c'est fou ce qu'on y croit...
Quant à Rebus, il vient d'être littéralement convoqué par son meilleur ennemi, Big Ger Cafferty. L'homme est maintenant en fauteuil roulant, il vit avec son assistant personnel, un jeune blond costaud, dans un luxueux appartement pas très loin de chez Rebus, avec vue sur les Meadows. L'échange verbal entre les deux hommes est un modèle du genre : partie de ping pong, surenchère d'allusions et de vannes bien senties. Voilà, on est de plain-pied chez Ian Rankin. Cafferty a un service à demander à John Rebus : il veut retrouver un dénommé Jack Oram, évaporé dans la nature après avoir eu maille à partir avec Big Ger. Ce dernier veut le retrouver pour lui présenter des excuses. C'est fou ce qu'on y croit...
Jackie Leven, Single Father, dont les paroles ont inspiré le titre du roman : "I was a single father / But I just can't complain / Got a heart full of headstones / As I step from the train..."
Nous voilà donc embarqués dans deux histoires à dormir debout, deux histoires qui vont finir par se croiser et qui, toutes les deux, vont nous amener à nous pencher sur le passé de John Rebus. Huit jours, 31 chapitres - et au centre, le commissariat de Tyneside, les flics qui y sont encore et ceux qui se sont recyclés. Comme Alan Fleck, retraité de la police et désormais heureux propriétaire d'un garage à l'allure miteuse mais spécialisé dans les voitures haut de gamme. A soixante ans, Fleck ne fait pas son âge et prend soin de son apparence. Et s'il n'est plus flic, il a gardé d'excellentes relations avec ses ex-collègues de Tynecastle. Une bonne raison pour que John Rebus lui rende une petite visite. Car si l'affaire Haggard est du ressort de Siobhan, Rebus ne peut pas s'empêcher d'y mettre son nez... Même s'il n'a jamais travaillé à Tynecastle, il y connaissait du monde. En plus, Malcolm Fox est là, en embuscade. Il a beau ne plus faire partie de l'Inspection des Services, cela ne lui déplairait pas de mettre en lumière les fautes de la police écossaise, passées ou présentes. L'homme, au fil des romans, dévoile une personnalité complexe, toute en ambigüité et en ombres portées.
Tous les éléments sont réunis pour mettre Rebus en péril, et le livre tout entier est sous le signe du danger et des fantômes du passé. Intrigues entrelacées sur fond de violence conjugale, de grand banditisme et de corruption à grande échelle : Ian Rankin nous offre là un roman de haute volée, où chaque page est un pas de plus vers le chaos et l'ombre, où chaque acte, chaque parole de John Rebus le rapprochent un peu plus de l'échéance à laquelle tous les lecteurs fidèles de Rebus pensent avec un certain effroi. La fin de sa vie, la fin de sa carrière, la fin d'une époque ? Comment Ian Rankin va-t-il mener sa barque, quel sort réserve-t-il à John Rebus ? Voilà le suspense suprême dans lequel nous plonge Un cimetière dans le cœur, bien au-delà des intrigues qui en font déjà un polar hors du commun. Ajoutons à cela qu'avec Fabienne Gondrand, Ian Rankin a trouvé une voix française digne de son talent : est-il encore nécessaire de vous conseiller la lecture de ce livre-là ?
Ian Rankin, Un Cimetière dans le cœur, traduit par Fabienne Gondrand, Le Masque
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