Voici la troisième aventure de Sofia Turbotynska, la bourgeoise détective de Cracovie. Nous l'avons laissée épuisée mais satisfaite à la fin du Rideau déchiré (voir chronique ici), une enquête qui l'avait entraînée bien au-delà de sa zone de confort, comme on dit. Nous la retrouvons en pleins préparatifs des fêtes de Noël, en 1898, à Cracovie bien sûr. Comme à leur habitude, les auteurs Jacek Dehnel et Piotr Tarczynski, alias Maryla Szymiczkowa, entament leur roman par une table des matières énumérant les différents chapitres et résumant à leur façon, c'est-à-dire sur le mode cocasse, elliptique et allusif, leur contenu. Ils enchaînent avec un prologue surprenant, puisqu'il y est question d'une décapitation un brin laborieuse.
Le monde se remet à peine de l'assassinat de l'impératrice Elizabeth, dite Sissi, à Genève, poignardée par un anarchiste italien en septembre 1898. A Cracovie, cette fin d'année est marquée par un double événement : l'arrivée en ville de l'écrivain Stanislas Przybyszewski, accompagné de sa réputation sulfureuse, et une éclipse totale de lune. Chez les Turbotynski, les tâches se répartissent naturellement : Ignacy, en tant que scientifique, assistera à l'éclipse en compagnie de ses respectables confrères à l'observatoire astronomique. Quant à Zofia, elle ira s'encanailler chez les Beringer, fraîchement installés à Cracovie après le remariage de Wladyslaw, ex-veuf éploré devenu l'heureux époux, en deuxièmes noces, de la "Belle Helena", comme disent les vipères de Cracovie. Une soirée qui promet d'être singulière, puisqu'on a prévu d'y faire tourner les tables...
Zofia joue un peu la comédie, fait sa timide : que va-t-elle devenir, elle, pauvre femme esseulée, chez ces gens qu'elle connaît à peine ? En réalité, la perspective d'une soirée de spiritisme l'amuse follement... D'autant que le satanique Przybyszewski fait partie des invités. Un petit goût d'interdit, voilà qui ne déplaît pas à Zofia. La soirée a lieu à la Maison Égyptienne, et le trajet en fiacre de Zofia donne à l'autrice l'occasion de nous offrir une de ses descriptions de la ville dont elle a le secret. Il a neigé, les rues sont boueuses, et de l'autre côté de la Rudawa, on distingue les silhouettes étranges du quartier que vient de faire naître le célèbre architecte Talowski : la maison à l'âne, la maison à la grenouille. Quant à la Maison Égyptienne, elle n'a rien à envier aux créations de Talowski : couverte de signes mystérieux, de croix biscornues, de tout un bestiaire inspiré par l'Égypte, elle s'ouvre par une entrée aussi monumentale qu'étonnante. Décidément, la soirée commence bien. "Et elle entra résolument dans l'inconnu, tel Ramsès XIII dans le labyrinthe de Harhoura."
La Maison à l'araignée à Cracovie- architecte Talowski Photo Cancre — Travail personnel, CC BY-SA 4.0, |
Zofia a beau s'attendre à tout, la soirée va dépasser ses pires prédictions. En plus du Satan littéraire, on a convié une médium afin de faciliter la communication avec les esprits, Olga Ryczywolska. En l'attendant, la plus ou moins digne assemblée échange des propos un peu vifs, Przybysewski joue les provocateurs, Zofia s'offusque, ça tourne un peu au vinaigre... Pour tout arranger, Dame Absinthe entre en scène. Une fée verte, une medium, un Satan littéraire : décidément, tout cela va un peu trop loin. Et ça n'est pas fini, car l'hôte des lieux, le Dr Beringer, passe l'arme à gauche pendant la soirée, avant même qu'un quelconque esprit ait eu le temps de se manifester.
La suite, on la devine. Zofia ne peut pas s'empêcher de mettre son nez dans cette sombre affaire, allant jusqu'à proposer de faire appel immédiatement à son ami le juge d'instruction plutôt que d'appeler la police. Discrétion oblige. Car Beringer n'a pas succombé à une crise cardiaque, mais à un empoisonnement... Notre bourgeoise préférée va mener l'enquête, sans craindre de se salir les mains en les plongeant dans les sales petites histoires de la bonne société cracovienne, découvrant au passage adultères, secrets de famille inavouables et autres turpitudes. En se pinçant le nez, elle va devoir tenir tête à Przybyszewski et à son entourage, une bande de pervers comme elle n'en a jamais rencontré. Et, bien sûr, remporter la victoire.
Dans ce troisième épisode, on a la sensation que l'autrice a voulu concentrer son histoire sur la ville de Cracovie, renonçant à envoyer son héroïne hors des murs, contrairement à ce qu'elle avait fait dans Le Rideau déchiré. Du coup, nous avons droit à notre lot de descriptions aussi pittoresques que romanesques, faisant de Cracovie, plus que jamais, la ville des mystères, celle des rencontres historiques et culturelles, des merveilles architecturales et des ambiances fin de siècle. Elle fait également la part belle à l'humour, avec un sens de la dérision particulièrement délicieux, et des révélations sur ce dont Zofia est capable - par exemple, assaisonner le repas de son mari d'un soupçon de somnifère, histoire qu'il lui fiche la paix pendant qu'elle fait ce qu'elle a à faire, et mentir comme une arracheuse de dents, pour la bonne cause. Quant au choix du spiritisme comme moteur de l'intrigue, il contribue à créer une atmosphère quasi-gothique qui fait une bonne partie du charme de Séance à la Maison Égyptienne. Un charme pas aussi cosy que cela, un brin vénéneux et d'autant plus délectable.
Maryla Szymiczkowa sera présente au Festival du Goéland Masqué, à Penmarc'h, du 18 au 20 mai.
Maryla Szymiczkowa, Séance à la Maison Égyptienne, traduit par Cécile Bocianowski, Agullo Éditions
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