16 août 2018

Stav Sherez, "The Intrusions" : le grand méchant loup est-il électronique ?

Dans un récent article écrit pour le site Dead Good Books, Stav Sherez s'interrogeait sur l'influence de la technologie sur la littérature en général, et le polar en particulier. Son article commence ainsi : "Les années 1990 ont apporté un nouveau défi aux auteurs de polars. L'utilisation généralisée des téléphones portables nous a privés de la liberté qui était la nôtre de mettre nos personnages en situation de danger, sans la moindre possibilité de contacter qui que ce soit, isolés, forcés de recourir à leur seule force intérieure pour se sortir de la situation. Aujourd'hui, de plus en plus en plus souvent, les auteurs sont obligés de placer leurs personnages dans des zones non couvertes par les réseaux, ou bien de provoquer la perte, la chute ou la destruction du téléphone."


Quel lecteur de polar, quel amateur de film noir ou de film policier ne s'est jamais posé la question de savoir ce qu'il adviendrait de certains romans ou certains films d'avant les années 90 si la technologie d'aujourd'hui y mettait son grain de sel? Dans son dernier roman, The Intrusions, Stav Sherez nous donne matière à réflexion. S'il s'agit au départ d'une sombre histoire de serial killer, le mode opératoire et le déroulement de l'enquête doivent beaucoup aux prodiges accomplis par les hackers... The Intrusions est le troisième épisode des enquêtes londoniennes du tandem Jack Carrigan et Geneva Miller, mais déjà le cinquième roman de son auteur, dont jusqu'à ce jour un seul a été publié en français, Le vent à gorge noire (Livre de Poche, traduction Eric Moreau), thriller plutôt réussi qui voit apparaître pour la première fois Jack Carrigan, devenu flic et amené à se rappeler sa tragique aventure d'étudiant parti à l'aventure en Ouganda avec ses amis... The Intrusions vient de remporter le Theakston's Old Peculiar Crime Novel of the Year 2018, grand prix du festival de Harrogate, et bénéficie d'une presse plutôt flatteuse : peut-être verra-t-on une traduction française dans les mois qui viennent ?

De gauche à droite : Wulf Dorn, Stav Sherez et Steve Mosby au festival de Harrogate en 2016
Dans The Intrusions, Carrigan paie encore les pots cassés d'une enquête précédente qui a mal tourné et dont il n'a pas fini d'entendre parler, quant à Miller, elle se débat entre solitude et déprime... L'enquête démarre avec l'arrivée remarquée au poste de police de Madison, une jeune femme très agitée qui prétend que son amie allemande Anna Becker a été enlevée, et que son ravisseur a affirmé qu'il reviendrait la chercher, elle. Madison vit dans une auberge du quartier de Bayswater, un de ces lieux au confort spartiate qui accueillent les étudiants à sacs à dos, ceux qui s'offrent une année sabbatique avant de décider de ce qu'ils vont faire de leur vie, et qui choisissent de se poser à Londres. Dans la capitale anglaise, les loyers sont chers, et les auberges de jeunesse comme celle-là sont pleines à craquer quel que soit le moment de l'année. Remplies de globe-trotters et aussi de ceux qui finissent par ne plus décoller, "accros" à la ville et à ses charmes les plus dangereux, à savoir les drogues diverses qu'on peut s'y procurer. Ceux et celles qui restent là naviguent souvent de petits boulots en trafics plus ou moins risqués - drogue, prostitution et tout ce qui s'ensuit. C'est ce qui est arrivé à Anna et Madison... Madison a beau paraître un peu cinglée, elle a malheureusement raison : Anna a bel et bien été enlevée, le cauchemar a commencé. 

Stav Sherez n'a pas son pareil pour nous emmener à sa suite, et aux basques de Carrigan et Miller, arpenter les dessous pas propres de la ville de Londres. Et c'est en même temps qu'eux que nous découvrons avec un effarement certain les ramifications invraisemblables de ce qui démarre par un simple enlèvement et va aboutir à une série de crimes particulièrement horribles, conséquences d'une terrible entreprise d'intrusion dans la vie privée des victimes et de leurs proches, par le biais de leurs ordinateurs et de leurs smartphones connectés. L'intrigue ne manque ni de souffle ni de vraisemblance, l'inquiétude passe vite à la vitesse supérieure, bref le thriller fait son boulot, avec en plus une véritable vision du monde, d'autant plus angoissante qu'elle est documentée. Le plus troublant de l'affaire étant sans doute la course à la technologie que se livrent les "méchants" entre eux, mais aussi avec les enquêteurs qui, s'ils sont victimes du savoir-faire incontrôlable de ceux qu'ils pourchassent, savent profiter eux aussi des miracles technologiques. Une ambivalence qui met en relief l'aspect éminemment politique de ces questions, et la fragilité de ce que nous considérons comme nos vies privées. En refermant The Intrusions, on regarde d'un drôle d'air la webcam qui nous observe, en haut de l'écran de notre ordinateur portable, et on constate avec plus ou moins d'inquiétude que le thriller d'aujourd'hui et de demain est en train de transformer la nature même de nos peurs... Le grand méchant loup est électronique.

Stav Sherez, The Intrusions, Faber & Faber

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