24 mars 2022

Graeme Macrae Burnet, "Une patiente" : un cas particulier


Avec Graeme Macrae Burnet, l'étonnement est toujours au rendez-vous. Il n'a pas plutôt terminé - ou pas ? - sa série romanesque située à Saint-Louis, dans l'Est de la France, hommages avoués et particulièrement réussis à Simenon, La disparition d'Adèle Bedeau et L'Accident de l'A35 , qu'on le retrouve à Londres dans les années soixante. Les sixties dans la capitale anglaise, ce n'est pas seulement le swinging London. C'est aussi une période d'ébullition intellectuelle sans pareille, et en particulier du côté de la psychiatrie. Partout, on expérimente, qu'il s'agisse de substances ou de modes thérapeutiques. Et s'il est quelqu'un dont on retiendra le nom, c'est bien Ronald Laing, "pape" de l'antipsychiatrie. L'homme est né à Glasgow (tiens!) et son  premier livre, Le moi divisé, a trouvé sa place sur la table de chevet de Graeme Macrae Burnet, si l'on en croit une récente interview radio. Dans ce livre, Laing écrivait qu'"on n'a que trop tendance à considérer comme "normal" l'individu qui refoule ses instincts les plus naturels pour se conformer à une société "anormale"". 

Comme à son habitude, l'auteur a choisi de se mettre en embuscade : il est ce narrateur écrivain qui signe GMB, et qui reçoit un message d'un lecteur d'un de ses textes consacré à un dénommé Braithwaite, un thérapeute oublié des années 60, l'un de ceux qui se sont multipliés dans le sillage de Laing. Le messager lui propose de lui confier des carnets écrits par un membre de sa famille, où il est largement question, justement, de Collins Braithwaite. Voilà notre narrateur piégé : comment résister à une telle proposition ? Il ne sait pas encore ce qu'il va faire de ce cadeau imprévu : une biographie, peut-être ? Bien sûr que non... Encore une fois, GMB explore les possibilités que lui offre cette forme narrative : comment va-t-il nous piéger ? 

C'est dès la page 7 que commence le premier cahier. Le texte est écrit par une jeune femme qui commence par se préoccuper beaucoup de son style, puis se résout à faire "efficace". Car si elle écrit, c'est qu'elle craint pour sa vie, rien de moins. Sa sœur Veronica s'est suicidée, et l'autrice des carnets est persuadée que la thérapie entreprise par Veronica avec Collins Braithwaite est à l'origine de l'acte fatal. A ce point du récit, on se dit que l'héroïne va se lancer dans une enquête. Une enquête singulière, certes, mais une enquête quand même. Voilà de quoi rassurer l'amateur de romans policiers ou de romans noirs. Sauf que nous sommes chez Graeme Macrae Burnet, et qu'on peut lui faire confiance pour ébranler toutes nos certitudes. Pour commencer sa quête, la jeune fille va devoir commencer par se créer un personnage : pas question de se présenter chez Braithwaite sous son identité réelle. Voici donc Rebecca Smyth, un personnage aux caractéristiques pratiquement opposées à celles de la jeune fille qui va se dissimuler sous cette nouvelle identité. Rebecca Smyth, délurée, moderne, fréquente les clubs de jazz avec des amis tout aussi libérés qu'elle. Alors que la sœur de Veronica, fille de famille bourgeoise, est une personne franchement coincée, bourrée de préjugés et engoncée dans une morale quasi-victorienne. Un rôle de composition, en quelque sorte... La spirale infernale vient de s'amorcer.

Graeme Macrae Burnet ne nous épargne pas, et, en même temps, joue avec nous : la structure du roman nous propose de multiples angles de lecture. On commence par le récit de GMB, on poursuit par les carnets de la patiente, entrecoupés par des extraits des études de cas publiées par Braithwaite, une biographie du même... Bien sûr, chaque angle jette ses propres lumières sur les autres, participant ainsi à déstabiliser le lecteur qui, bientôt, n'est plus très sûr de lui. Où est la vérité ? Qu'est-ce, d'ailleurs, que la vérité ? Le travail sur la forme est au service du fond, car Une patiente est une vaste entreprise de questionnement : sur l'identité, sur l'apparence, sur... le moi divisé bien sûr. Sur les vastes questions de la santé mentale et de la normalité aussi. Cerise sur le gâteau, Une patiente est aussi un portrait saisissant du Londres des années 60, qui ne "swinguait" pas pour tout le monde, et sait aussi nous arracher des sourires, voire des rires nerveux qui viennent mettre un piment salutaire à une lecture à la fois exigeante, ludique et éblouie. 

A coup sûr, Graeme Macrae Burnet fait partie des auteurs les plus singuliers et les plus passionnants de ces dernières années, et on en redemande. 

Graeme Macrae Burnet, Une patiente, traduit par Julie Sibony, Sonatine éditions

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Articles récents