Ce roman est étonnant à plus d'un titre. Graeme Macrae Burnet est écossais, et son premier roman publié en français, L'accusé du Ross-Shire (voir la chronique ici) se déroulait dans une région reculée d’Écosse à la fin du XIXe siècle. Avec La disparition d'Adèle Bedeau, il nous emmène dans des lieux moins exotiques pour les lecteurs français (quoique...) puisque le roman se déroule dans la ville de Saint-Louis, en Alsace. Comme dans L'accusé du Ross-Shire, l'auteur a choisi un mode narratif particulier : il commence son récit en racontant que ce même roman signé Raymond Brunet (sic), publié pour la première fois en 1982, ne connut qu'un modeste succès, et qu'il ne dut son statut de roman culte pour initiés qu'à l'adaptation qu'en fit Claude Chabrol en 1989. Graeme Macrae Burnet pousse le raffinement jusqu'à nous proposer une préface qui détaille la carrière de Raymond Brunet... Bien sûr, rien de tout cela n'est vrai, et Graeme Macrae Burnet est bel et bien le seul et unique auteur de ce qui est son premier roman publié. Quand on cherche du côté de sa biographie, on s'aperçoit qu'il a enseigné à Prague, Porto, Bordeaux et Londres, et surtout qu'il nourrit une passion pour Georges Simenon, si l'on en croit les posts particulièrement pointus qu'il consacre à l'auteur belge sur son blog.
Qui est Adèle Bedeau ? Serveuse au restaurant de La Cloche, à Saint-Louis, la jeune fille n'a rien de notable : brune, bien charpentée, elle est séduisante, sans plus... Tous les soirs, le grand Manfred Baumann reprend sa place attitrée au bar de La Cloche; c'est de là qu'il observe avec un certain intérêt les allées et venues d'Adèle et la dentelle de son soutien-gorge qui apparaît lorsqu'elle oublie de boutonner complètement son chemisier. Adèle navigue habilement entre les différents habitués, maussade sans être désagréable.
Chacun a sa place au bar de La Cloche Pasteur, le patron, se tient derrière le bar et lit le journal quand il ne sert pas ses clients. Lemerre, Petit et Cloutier occupent la table proche de la porte et éclusent du vin rouge. Quant à Manfred, il reste debout devant le comptoir, dans le passage, mais apparemment il ne dérange personne vu que personne ne lui adresse la parole. Sauf quand il manque un joueur à la partie de cartes, le jeudi. Les autres soirs, il est là, mais c'est un peu comme si il n'y était pas... Ce soir-là, en sortant de la Cloche pour rentrer chez lui, il salue Adèle qui a rendez-vous avec son petit ami. Il fait un froid de gueux, Manfred ne s'attarde pas et rentre chez lui, à quelques minutes de là. Drôle de type que ce Manfred, homme d'habitudes né de l'autre côté de la frontière suisse et employé à la Société Générale de la rue de Mulhouse, à Saint-Louis. Eternel étranger à sa propre vie. Solitaire, il n'est pas bien vieux mais en réalité, il vit comme s'il était sans âge, hormis ses escapades à Strasbourg, où il s'offre une séance d'érotisme hygiénique tarifé et minuté chez Madame Simone - 10 minutes montre en main. .. Tous les midis, Manfred déjeune à la Cloche où il prend le plat du jour. Et quand par extraordinaire il décide de prendre une choucroute au lieu du plat du jour, et un verre de vin en plus, la choucroute est mauvaise et le verre de vin le rend somnolent, à tel point qu'il pique du nez sur ses dossiers à la banque. Rien de tel que les habitudes. Saint-Louis est une ville de province comme tant d'autres, triste à pleurer, sans charme particulier hormis quelques maisons à colombages, comme dans presque toutes les villes de la région. Il ne s'y passe pas grand-chose. C'est la ville parfaite pour un homme d'habitudes. Le dimanche, Manfred Baumann déjeune chez ses grands-parents, qui se sont occupés de lui après la mort de ses parents.
Les habitudes de Manfred Baumann sont bouleversées le jour où débarque à la Cloche l'inspecteur Gorski, de la police de Saint-Louis. Adèle Bedeau a disparu depuis deux jours, Gorski enquête et interroge tous les habitués du restaurant de la Cloche. Et déclenche immédiatement chez Baumann une réaction défensive et ambiguë. C'est le début d'un lent chassé-croisé entre Baumann, l'homme d'habitudes, et Gorski, flic discret, pessimiste, couleur de muraille, hanté par une enquête d'autrefois qui ne s'est pas terminée comme il l'aurait voulu. Gorski, en toute discrétion, va se glisser dans la vie de Baumann, dans son passé et son histoire familiale, jusqu'à tout savoir de lui... Baumann va continuer sa petite vie, son travail, ses visites aux grands-parents, il va même tomber - presque - amoureux, comme les autres hommes. Et lentement, inexorablement, Graeme Macrae Burnet nous manipule, nous égare, nous entraîne vers une très noire vérité qu'au fond de nous on connaît déjà, mais qu'on n'a pas voulu voir... Le suspense est là, incontestablement. Mais étrangement, ce n'est pas le coupable de la disparition d'Adèle Bedeau que le lecteur va avoir envie de découvrir, mais bien plutôt la vérité sur Manfred Baumann, celle que Gorski va mettre à jour en l'instillant comme un poison dans l'organisme même du roman.
Remarquablement construit, remarquablement écrit (et traduit), le roman de Graeme Macrae Burnet est une merveille de précision : l'auteur sait taper là où cela blesse, et reconstitue l'atmosphère étouffante d'une ville de province française comme le faisait si bien Simenon, tout en développant la psychologie de personnages dont la banalité débouche sur la folie, sur le pire. Son histoire pourrait se dérouler à n'importe quel moment entre les années 70 et les années 90 : car chez ces gens-là, le temps ne compte pas...
Graeme Macrae Burnet, La disparition d'Adèle Bedeau, traduit par Julie Sibony, Sonatine éditions
Je viens de le lire et je suis tout à fait séduite car, en effet, il me fait penser à Simenon. Simenon qui ne l'aurait sûrement pas renié. Chabrol aussi fait partie de ces gens qui auraient pu être séduits par son écriture.C'est un auteur contemporain qui écrit dans un style qui peut s'étendre de la moitié du xxème siècle jusqu'à aujourd'hui sans problème. Sauf qu'aujourd'hui il y aurait le téléphone portable comme moyen de communication et ce détail(tellement aliénable et facilement superflu) laissé de côté transporte le lecteur dans une vie plus vivable et plus près des gens .Si l'on veut revisiter Chabrol dans ses premiers films, il y a aussi cette "innocence" que l'on ne connaît plus aujourd'hui grâce à l'évolution de la science (et c'est tant mieux) mais qui faisait tout le charme des films de cette époque. Ceci dit, c'est oublier Agatha Christie qui est allée bien plus au fond des choses.
RépondreSupprimerCe polar est très bien écrit. Il vient de me faire passer un moment délicieux en cette fin d été.
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