Avant la catastrophe, Christophe Siébert nous aura fait vivre, comme un prélude à la Grande Fin, les derniers instants d'un certain nombre d'habitants, des hommes et des femmes ordinaires dans ce monde de cauchemar, installant d'emblée une angoisse mêlée d'empathie - un mélange détonnant qui est sans doute une des sources de notre attachement à cette littérature-là. La catastrophe du 27 avril 2025 est le point de départ du projet de biographie du Svatoj auquel s'est attelé l'auteur, donnant tour à tour la parole au héros lui-même, à son entourage, à des observateurs plus ou moins bien informés…
Un parti pris qui donne naissance à une mosaïque de textes qui racontent, de sa naissance à ses morts, les vies d'un homme qui, depuis les années 1970, insuffle à ceux et celles qui l'écoutent un poison mêlé de révolte, animé de discours, d'exhortations, d'invitations au soulèvement qui le disputent à des comportements de domination sans partage, de volonté de puissance et d'asservissement. Générant chez ses adeptes à la fois une soumission aveugle et une capacité de colère sans limites. Ambigüité, soif de puissance qui rivalise avec celle qui anime les politiques du pays, besoin de dominer et d'exploiter économiquement, politiquement et sexuellement ceux qui sont fascinés par le discours, les écrits et les actes d'un être qui traverse les années en changeant de peau, d'apparence et d'alliés. Le Svatoj est tantôt un vieil homme pratiquement obèse, tantôt un homme âgé à la musculature impressionnante, tantôt un vagabond, tantôt un richissime gourou, tantôt un guérisseur miraculeux. Toujours, toujours, il exerce sa fascination. Cet homme-là lutte contre le pouvoir de la "Bande des quatre", un quatuor d'hommes issus d'un camp d'adolescents et devenus, à force de coups tordus et d'ambition, de phénoménales ordures. Il lutte contre le démiurge et le monde manufacturé. Il s'insurge contre le pouvoir de la Roche noire, cette chose devenue objet de culte, pourvoyeuse d'hallucinations et de pouvoirs peu communs auprès de celles et ceux qui ont la chance (ou la malchance) de s'en approcher. Parmi eux, il y a Maria, jeune fugueuse de 15 ans rencontrée par le Svatoj en 1969, qui deviendra l'alter ego du Svatoj, sa disciple, son amante passionnée. Une élève qui, bientôt, dépassera le maître. Et puis, surtout, il y a la scène primitive, inoubliable, décisive pour Nikolaï : la mort de son frère aîné, noyé en le sauvant. C'est la Belle Dame qui a donné à Nikolaï ses pouvoirs de guérison. C'est elle qui le guide, l'accompagne, parfois le déserte pour mieux revenir. C'est elle qui l'inspire… Cette Belle Dame-là a bon dos, dira-t-on.
Au fil des textes qui se succèdent, écrits dans des styles qui sont propres à leurs auteurs, Christophe Siébert, à travers la diversité des approches et des modes de narration, nous promène par les yeux de Nikolaï à travers un monde en mutation galopante, nous rappelle les heurs et malheurs des puissances politiques et des hommes qui les incarnent, depuis l'URSS jusqu'à ce premier quart de XXIe siècle, en passant par l'effondrement du Bloc soviétique, la déliquescence idéologique, la pauvreté galopante, la corruption omniprésente. Ouvrant ainsi un véritable boulevard à toutes les dérives, toutes les violences, tous les asservissements. A la fin du livre, le lecteur a l'impression d'être sous l'influence des drogues à l'œuvre dans cette infernale saga. C'est alors que Christophe Siébert endosse le costume de l'imprécateur poète, à la façon d'un Bataille ou d'un Artaud, à travers des extraits de La Flamme et le fer, œuvre de Nikolaï le Svatoj. Il éructe, déclame, hurle, invective, provoque et termine par cette phrase : "Mon baiser de la mort vous a sauvés."
Alors, à bout de souffle mais vigilant, enfin, le lecteur peut se retourner sur cet infernal et foisonnant opéra qui l'a tenu éveillé des heures durant, imaginer la musique qui l'accompagnerait et qui n'existe pas encore, réfléchir aux messages contradictoires et troublants (comme la vie) qu'il lui a envoyés, et tenter de retrouver un semblant de sérénité, tout en se disant que décidément, Christophe Siébert est un écrivain aussi inclassable qu'indispensable, tant il excelle à nous pousser dans nos retranchements.
Christophe Siébert, Une Vie de saint, Au Diable Vauvert
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