9 avril 2025

Christophe Siébert, "Une Vie de saint" : naissance d'une mythologie

Bienvenue à Mertvecgorod, ses oligarques, ses politiques pourris, ses esclaves, sa pollution galopante, sa brume aussi sale que permanente. Comment expliquer l'attraction malade qu'exerce sur le lecteur ce lieu cauchemardesque dont Christophe Siébert écrit l'histoire depuis 8 romans maintenant ? En guérissant le mal par le mal, c'est-à-dire en lisant Une Vie de saint, sans doute une étape majeure dans cette aventure littéraire à nulle autre pareille. Car ici, nous assistons à la naissance d'une mythologie, celle qu'engendre Nikolaï le Svatoj, être protéiforme, doué d'autant de vies qu'un chat, mais aussi d'autant de morts, violentes de préférence. Le roman commence le 27 avril 2025 (c'est dans 15 jours…). A Mertvecgorod, c'est l'apocalypse : un drone porteur d'une bombe incroyablement destructrice s'abat sur l'échangeur géant et s'écrase sur la cathédrale qui se trouve en-dessous. Le tout situé dans un quartier particulièrement pourri de la ville-État. "La porte des Enfers, entourée d'un paysage d'astre mort" (…) "Avec huit mille morts, trente mille blessés et cinq mille disparus, cet attentat est le plus meurtrier de l'histoire du pays", nous dit-on. 

Avant la catastrophe, Christophe Siébert nous aura fait vivre, comme un prélude à la Grande Fin, les derniers instants d'un certain nombre d'habitants, des hommes et des femmes ordinaires dans ce monde de cauchemar, installant d'emblée une angoisse mêlée d'empathie - un mélange détonnant qui est sans doute une des sources de notre attachement à cette littérature-là. La catastrophe du 27 avril 2025 est le point de départ du projet de biographie du Svatoj auquel s'est attelé l'auteur, donnant tour à tour la parole au héros lui-même, à son entourage, à des observateurs plus ou moins bien informés… 

Un parti pris qui donne naissance à une mosaïque de textes qui racontent, de sa naissance à ses morts, les vies d'un homme qui, depuis les années 1970, insuffle à ceux et celles qui l'écoutent un poison mêlé de révolte, animé de discours, d'exhortations, d'invitations au soulèvement qui le disputent à des comportements de domination sans partage, de volonté de puissance et d'asservissement. Générant chez ses adeptes à la fois une soumission aveugle et une capacité de colère sans limites. Ambigüité, soif de puissance qui rivalise avec celle qui anime les politiques du pays, besoin de dominer et d'exploiter économiquement, politiquement et sexuellement ceux qui sont fascinés par le discours, les écrits et les actes d'un être qui traverse les années en changeant de peau, d'apparence et d'alliés. Le Svatoj est tantôt un vieil homme pratiquement obèse, tantôt un homme âgé à la musculature impressionnante, tantôt un vagabond, tantôt un richissime gourou, tantôt un guérisseur miraculeux. Toujours, toujours, il exerce sa fascination. Cet homme-là lutte contre le pouvoir de la "Bande des quatre", un quatuor d'hommes issus d'un camp d'adolescents et devenus, à force de coups tordus et d'ambition, de phénoménales ordures. Il lutte contre le démiurge et le monde manufacturé. Il s'insurge contre le pouvoir de la Roche noire, cette chose devenue objet de culte, pourvoyeuse d'hallucinations et de pouvoirs peu communs auprès de celles et ceux qui ont la chance (ou la malchance) de s'en approcher. Parmi eux, il y a Maria, jeune fugueuse de 15 ans rencontrée par le Svatoj en 1969, qui deviendra l'alter ego du Svatoj, sa disciple, son amante passionnée. Une élève qui, bientôt, dépassera le maître. Et puis, surtout, il y a la scène primitive, inoubliable, décisive pour Nikolaï :  la mort de son frère aîné, noyé en le sauvant. C'est la Belle Dame qui a donné à Nikolaï ses pouvoirs de guérison. C'est elle qui le guide, l'accompagne, parfois le déserte pour mieux revenir. C'est elle qui l'inspire… Cette Belle Dame-là a bon dos, dira-t-on. 

Au fil des textes qui se succèdent, écrits dans des styles qui sont propres à leurs auteurs, Christophe Siébert, à travers la diversité des approches et des modes de narration, nous promène par les yeux de Nikolaï à travers un monde en mutation galopante, nous rappelle les heurs et malheurs des puissances politiques et des hommes qui les incarnent, depuis l'URSS jusqu'à ce premier quart de XXIe siècle, en passant par l'effondrement du Bloc soviétique, la déliquescence idéologique, la pauvreté galopante, la corruption omniprésente. Ouvrant ainsi un véritable boulevard à toutes les dérives, toutes les violences, tous les asservissements. A la fin du livre, le lecteur a l'impression d'être sous l'influence des drogues à l'œuvre dans cette infernale saga. C'est alors que Christophe Siébert endosse le costume de l'imprécateur poète, à la façon d'un Bataille ou d'un Artaud, à travers des extraits de La Flamme et le fer, œuvre de Nikolaï le Svatoj. Il éructe, déclame, hurle, invective, provoque et termine par cette phrase : "Mon baiser de la mort vous a sauvés."  

Alors, à bout de souffle mais vigilant, enfin, le lecteur peut se retourner sur cet infernal et foisonnant opéra qui l'a tenu éveillé des heures durant, imaginer la musique qui l'accompagnerait et qui n'existe pas encore, réfléchir aux messages contradictoires et troublants (comme la vie) qu'il lui a envoyés, et tenter de retrouver un semblant de sérénité, tout en se disant que décidément, Christophe Siébert est un écrivain aussi inclassable qu'indispensable, tant il excelle à nous pousser dans nos retranchements.

Christophe Siébert, Une Vie de saint, Au Diable Vauvert


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Articles récents

  • Benjamin Myers, "Le prêtre et le braconnier" : une parabole vénéneuse
  •  Benjamin Myers connaît auprès du public français un parcours aussi original que sa personnalité, parcours qui favorise peu la découverte de ses livres profondément originaux, salement noirs, ... Lire la suite
  • David Peace, Patient X - Le dossier Ryunosuke Akutagawa
  •  Avertissement au lecteur puriste : ce livre n'est pas un roman noir. Sauf à le considérer comme une enquête de David Peace sur l'auteur japonais, et à travers elle une mise à nu de l'auteur ... Lire la suite
  • Jurica Pavičić, "Mater Dolorosa" : L'amour (maternel) à mort
  • Après L'eau rouge et La femme du deuxième étage, voici le troisième roman traduit en français du Croate Jurica Pavičić, qui, en trois ans, a remporté de nombreux prix et réussi à conquérir un public ... Lire la suite
  • Keigo Higashino, "La Maison où je suis mort autrefois": obsessions, identité et mémoire incertaine
  • Ce roman n'est pas une nouveauté, mais autant l'avouer, je me suis prise d'affection pour Keigo Higashino, et certains de ses romans se glisseront subrepticement au fil de ces chroniques, au rythme ... Lire la suite
  • Stéphane Grangier, "Tour mort" : cavale fatale entre Rennes et Belle-Ile
  • Stéphane Grangier nous a habitués dans ses précédents romans (Hollywood Plomodiern et Fioul, tous deux parus chez Goater noir) à des histoires de paumés, de dérives plus ou moins dangereuses, de ... Lire la suite
  • Frédéric Paulin, "Nul ennemi comme un frère" : le Liban, paradis perdu ?
  • Entre 1975 et 1977, j'habitais une petite rue entre Opéra et Madeleine. Des professionnelles de la profession y exerçaient leur métier à bord de leur Austin Mini, toute blondeur dehors. Il n'y avait ... Lire la suite
  • Adrian McKinty, Des promesses sous les balles : Sean Duffy sur le fil du rasoir
  • La dernière fois que je vous ai parlé d'Adrian McKinty, c'était il y a un peine un an, sur le mode dépité, après la lecture d'un thriller plus que moyen, Traqués, signé de notre irlandais préféré. ... Lire la suite
  • Liam McIlvanney, Retour de flamme : McCormack is back
  • En 2019, nous découvrions avec enthousiasme Le Quaker de Liam McIlvanney et son enquêteur l'inspecteur McCormack, confronté à un serial killer et surtout à une ville en pleine déréliction, Glasgow ... Lire la suite
  • Valerio Varesi, "La Stratégie du lézard" : Parme, neige et chaos
  • Chaque année, la parution d'un nouveau Valerio Varesi est un moment privilégié : certes, on éprouve un certain confort à retrouver Soneri, c'est le principe du personnage récurrent. Mais avec ... Lire la suite
  • Arpád Soltész, un homme en colère
  • Arpàd Soltész, auteur de Colère (voir la chronique ici), était présent au festival du Goéland Masqué (Penmarc'h) du 18 au 20 mai 2024. Depuis peu, il a quitté la Slovaquie pour s'installer à Prague ... Lire la suite