16 septembre 2018

Frédéric Paulin, l'interview en roue libre

Le nouveau roman de Frédéric Paulin, La guerre est une ruse (voir la chronique ici), fait partie des événements de cette rentrée. Frédéric Paulin le dit lui-même, il est un raconteur d'histoire(s). Mais aussi un éveilleur de consciences et de mémoire. Son roman est emblématique de cette double vocation du romancier : j'ai voulu en savoir un peu plus. Voici donc l'interview en roue libre, merci à Frédéric Paulin pour cette rencontre.

Si on commençait par le titre, La guerre est une ruse, qui fait couler beaucoup d'encre?
Le titre de travail était en arabe. "Al Harb Khoudaa" : cela fait partie d'un verset du Coran qui peut avoir deux interprétations : la guerre est une ruse ou la guerre est un mensonge. En fait, cela signifie en gros que le mensonge n'est acceptable qu'en situation de guerre, sinon on n'a pas le droit de mentir et d'employer la ruse. Cette phrase, je l'ai découverte dans la bouche de Mohammed Merah en 2012 : après ses massacres de Toulouse, il est acculé dans son appartement, il essaie de négocier. Il déclare qu'il va se rendre le lendemain matin, et utilise cette phrase, mais en lui donnant un sens "basique", pour expliquer ses actions et ses manœuvres pour échapper aux autorités.  C'est cela qui m'a poussé à essayer d'en savoir plus.
Pourquoi avoir choisi cette époque de l'histoire algérienne ?
La guerre est une ruse, c'est la fin de la prédominance française en Afrique, et en Algérie en particulier. Foccart, même s'il est encore présent, est de moins en moins actif. Il y a une vision micro et une vision macro. Au niveau des pays, les politiques ne gèrent pas, ne comprennent pas. Au niveau des factions et des groupes d'influence, en revanche, on comprend ce qui se passe. Des gens comme Pasqua comprennent, à un niveau "micro". Je m'appuie toujours sur des faits : je pense que dans ce billard à quinze bandes, certains individus trouvent leur avantage. Les généraux algériens ont mis les mains dans la caisse et sont devenus richissimes. L'Algérie est assise sur un trésor de pétrole et de gaz... Alors qu'aujourd'hui, dans une ville comme Blida, où vit mon personnage Benlazar, il y a des cas de choléra. La maladie est même réapparue très récemment dans certains quartiers d'Alger, et on sait bien que le choléra est véritablement un des premiers marqueurs de la pauvreté extrême. Or, l'Algérie est un pays riche...
Tous ces jeunes chômeurs qu'on appelle les "dos au mur", c'est absolument tragique. C'est ubuesque : un type comme Bouteflika, l'actuel président, était déjà là en 1962. Il va même peut-être briguer un autre mandat bientôt. Ce type est vieux, malade, à moitié paralysé... C'est ça, l'Algérie. Je suis persuadé qu'au quai d'Orsay, on sait exactement où on en est, et on y trouve un intérêt. L'Algérie, c'est un pays qui ne change pas. Sauf avec l'arrivée de la Chine : les troubles qui ont lieu à Alger, dans les quartiers chinois, sont provoqués, entre autres, par le fait que les Chinois sont en train d'installer des commerces chinois en Algérie... L'Algérie d'aujourd'hui, c'est 60% de la population qui a moins de 18 ans, et un taux de chômage effroyable. Le terreau parfait pour l'épanouissement du terrorisme. S'il n'y a pas eu de printemps arabe en Algérie, c'est que le gouvernement a lâché les vannes financières et augmenté les indemnités de chômage. Vu la grande pauvreté de la population, cela a suffi à étouffer dans l'oeuf les éventuelles initiatives.
 
Aviez-vous des raisons personnelles pour vous intéresser à l'Algérie ?

Je n'ai pas d'attache particulière, culturelle ou familiale, avec l'Algérie. J'en parle comme un Français qui regarde comment s'est comportée la France. D'autres auteurs veulent parler de serial killers au fin fond de l'Alabama, pas moi. En 1994-95, j'avais une vingtaine d'années, et je me souviens avoir vu la photo anthropométrique de Khaled Kelkal placardée à l'entrée de la gare de Rennes. Je me suis un peu renseigné, je me suis aperçu que ce gamin intelligent était au prestigieux Lycée La Martinière de Lyon, et que la nuit, il conduisait des voitures béliers, faisait des braquages... Sa mère l'avait emmené voir la famille à Mostaganem, croyant bien faire... Le gars rencontre sa famille, manque de chance, ce sont des gars du GIA... Il commence à faire passer de l'argent, puis des armes. C'est probablement cette affaire-là qui a mûri chez moi et déclenché l'écriture de ce roman.

Comment vous considérez-vous en tant que romancier ?
Je ne me vois pas comme un styliste. Mon job, c'est raconteur d'histoires. Mais je voudrais aussi, en toute humilité, constituer une œuvre mémorielle. Expliquer aux gens en leur racontant. Mais pas en leur donnant des leçons. J'aime bien les personnages un peu étranges, cette étrangeté qu'on trouve au coin de la rue. Quand j'ai commencé à écrire ce roman, j'étais dans une période d'insomnie. Nous venions d'avoir un deuxième enfant, et je n'arrivais pas à dormir. J''écrivais sur Benlazar, je racontais l'histoire de ce type qui téléphonait à sa famille, et je me disais que ça ne collait pas.. Et puis une nuit, j'ai réussi à m'endormir, vers deux heures du matin. Le lendemain, au réveil, j'ai eu la révélation du "coup de théâtre" (qu'on ne détaillera pas ici histoire de ne pas gâcher la surprise). Le résultat, c'est qu'on se retrouve face à un type qui est sensé rapporter des informations à ses chefs, et qui vit dans un mensonge permanent.
Ma façon de m'exprimer, c'est d'écrire des romans. C'est exactement la même chose pour La peste soit des mangeurs de viande, sorti à la Manufacture de livres. J'avais une réflexion philosophique et une véritable expérience personnelle autour des démarches vegan et du sort des animaux : pour les exprimer, j'ai choisi le roman. Même démarche pour Les Cancrelats à coups de machette, sorti chez Goater, où j'ai voulu parler du Rwanda et du rôle joué par la France dans le génocide. 

Et le choix du roman noir et du polar ?
Il  ne s'agit pas d'une décision délibérée. A un moment, j'écris et je m'aperçois que c'est vers là que je vais. Il y a le côté historique et politique, et puis ça. La société est violente, inégalitaire, elle se trompe souvent d'ennemi : on a là presque une définition du roman noir... J'aime bien l'idée que les frontières s'effacent : les bons, les politiques, les flics sont souvent plus corrompus que les vrais hors-la-loi ou les marginaux. Benlazar en est l'exemple même : lui qui est sensé rapporter la vérité aux politiques, vit en fait dans le mensonge. Un vrai personnage de roman noir. Je ne crois pas que le roman noir et  le polar soient des sous-genres, pour moi c'est terminé ce temps-là. Parmi les auteurs américains contemporains, j'aime bien Don Winslow. Et puis il y a l'éditeur Gallmeister qui ressort régulièrement des textes très intéressants d'auteurs américains, qui sont capables de relire leur propre histoire. Tout comme les cinéastes américains d'ailleurs. C'est une capacité que j'admire beaucoup chez eux. Le problème de la France et des Français, c'est qu'ils ne sont pas capables de faire la même chose...

Quelles ont été vos premières lectures ?
J'ai commencé en lisant plutôt les classiques, puis Céline et Camus. Ce n'est qu'après que j'ai abordé la littérature américaine : Chester Himes, Raymond Chandler, etc. Et puis Manchette, bien sûr. En fait, je suis très ouvert ! Mais le plus important pour moi, c'est sûrement le travail de mémoire.

Dans
La guerre une ruse, l'intrigue est complexe, les personnages multiples, la fiction et le réel s'entrechoquent. Et tout fonctionne. Comment procédez-vous ?
Le seul don réel d'écrivain que j'ai, à mon avis, c'est celui-là. Je ne fais pratiquement pas de plan : je pars, et puis ça fonctionne. Bien sûr, je reprends des détails à la relecture, et certains de mes relecteurs repèrent des petites choses qui ne vont pas, mais globalement, la trame est là d'emblée.  J'ai tendance à remarquer que mes personnages, au bout de 50 ou 100 pages de manuscrit, prenaient un aspect tridimensionnel. Du coup, je ne peux plus leur faire dire n'importe quoi, c'est assez bizarre... Ce phénomène tire l'histoire, et si je suis honnête, mes personnages deviennent réels et acquièrent une forme de vie qui leur est propre et qui donne sa couleur au roman. C'est un prisonnier qui m'a dit la chose la plus directe sur mon travail. Un jour, je suis intervenu dans une prison de Rennes, et l'un des gars m'a dit :  "T'es pas un styliste, toi. Tu écris comme on parle dans la vraie vie." 


Frédéric Paulin, La guerre est une ruse, Agullo éditions

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