Qui connaît mieux Parme que Franco Soneri ? Jusqu'à cette année, on était tenté de répondre : "Personne". Et puis voilà qu'arrive dans les librairies L'Autre loi, dixième enquête de Soneri à paraître en français (bon anniversaire!). Doute, réflexion jouent un rôle capital dans ce nouveau roman. Tout commence avec la mort d'un jeune Tunisien, Hamed Kalimi, hébergé par un vieil aveugle, Gilberto Forlai, en échange de menus services. Côté contexte, Parme est en proie à des échauffourées dans le quartier chaud de San Leonardo, où les affaires de deal le disputent aux agressions racistes.
Hamed Kalimi a été tué à coups de batte de baseball dans l'appartement de Forlai, alors que ce dernier marchait sur les voies ferrées, où la police l'a récupéré, complètement perdu. Bientôt, Soneri sera perdu à son tour dans une affaire qui met en oeuvre des mécanismes qu'il ne connaît pas, une culture qui lui est étrangère. S'il n'est pas aveugle comme Forlai, il est au moins aussi perdu dans une ville qu'il ne reconnaît plus. Et cette brume, toujours... Et cette prise de conscience douloureuse : sa connaissance de Parme, sa longue culture de la ville et de ses secrets, ne lui est d'aucune utilité face à ce crime-là et à ceux qui vont suivre. Pas de repères, pas de suspect, pas de pistes - ou bien trop de pistes. La confusion règne dans la ville et dans la tête de Soneri, en cette période trouble où le populisme prend son envol, et où des milices privées prétendent rétablir l'ordre - comme chacun sait, ces initiatives-là cachent toujours quelque chose.
Fidèle à lui-même, Soneri a besoin de parler. Le problème, c'est que son interlocutrice préférée, Angela, a beau être au quotidien confrontée aux nouvelles donnes de la société parmesane, elle n'en est pas moins sa contemporaine, en proie à la même culture que lui et aux mêmes positions politiques. Là, Soneri a besoin d'une autre voix. Et c'est au cours de son enquête qu'il va la trouver. La voix de Forlai, le vieil aveugle, fait écho à ses propres errances : sa cécité constitue un parallèle avec le trouble de Soneri et son incapacité à comprendre ce qui arrive à sa ville. A part se remémorer ensemble un temps révolu, et se désespérer face à la nouvelle donne, l'"autre loi" du titre à laquelle ils ne comprennent pas grand-chose, ils ne vont pas avancer beaucoup ensemble. Une fois de plus, c'est son sens politique et son humanisme qui vont livrer à Soneri une partie des clés. Sans oublier les paysages des Apennins, à Tizzano, ce village de montagne où son enquête va conduire Soneri, sur la piste du médecin Abdel Ouita, dont on raconte qu'il soigne volontiers les blessés qui ne peuvent pas aller à l'hôpital - les clandestins, pour tout dire. Et justement, une victime des attaques contre les musulmans qui se sont déroulées à Parme vient de se sauver de l'hôpital. La piste Ouita apparaît comme une évidence. Voilà donc Soneri à nouveau en route pour ses montagnes bien-aimées, celles qu'il a célébrées dans Les ombres de Montelupo.
Cruel destin : c'est là, au beau milieu de ses chères montagnes, que Soneri va être confronté à ce qu'il redoute. C'est aussi là qu'il va rencontrer celui qui va lui servir d'interlocuteur et de contradicteur : l'intellectuel Pellacini qui trouve refuge là quand il a besoin de réfléchir, dans un immeuble moderne et sinistre qui défigure le paysage : "une construction anachronique, un géant édifié dans ce lieu par l'optimisme spéculatif de ceux qui auraient voulu ériger un autre Sestrières au coeur des Apennins". Ce Pellacini s'est intronisé maître à penser du mouvement populiste qui commence à prendre de l'ampleur à Parme. Son discours va servir de repoussoir aux arguments de Soneri, qui va devoir faire face au mélange d'intelligence, de mépris de classe, de démagogie et de cynisme dont fait preuve cet homme séduisant, charismatique et d'autant plus dangereux. L'homme ne cache pas ses positions. Dès sa première rencontre avec Soneri, il déclare : "Disons que j'ai une aversion de type idéologique envers les musulmans…" On ne saurait être plus clair. Les échanges entre les deux hommes sont un modèle du genre dialectique, et même Hegel est de la partie. Leurs discussions posent en termes ambigus les enjeux soulevés par la situation à Parme et par l'enquête de Soneri, qui va se retrouver confronté aux arcanes d'un terrorisme islamiste qui donne du grain à moudre aux admirateurs de Pellacini. Une situation explosive…
On n'oubliera pas de citer la nouvelle juge Falchieri qui va, elle aussi, servir de poil à gratter à un Soneri de plus en plus enragé face à cette situation qu'il ne maîtrise pas, alternant le chaud et le froid pour stimuler la combativité du commissaire et le pousser dans ses retranchements aux moments les plus difficiles, ceux où il se rend compte qu'il ne peut plus faire confiance à personne.
Je vous entends d'ici : "Et alors, on ne mange donc pas, dans ce nouveau roman ?". Malgré le cholestérol qui menace, malgré le régime auquel Angela voudrait soumettre son commissaire préféré, bien sûr qu'on mange, bien sûr qu'on retourne au Milord, bien sûr que Valerio Varesi nous met l'eau à la bouche. Varesi fait partie de ces rares auteurs à héros récurrents à propos desquels, à chaque nouveau roman, on se dit que c'est le meilleur. L'Autre loi ne fait pas exception à la règle et laisse derrière lui une sensation de mélancolie mêlée de révolte qui ne s'effacera pas de si tôt.
Valerio Varesi, L'Autre loi, traduit par Gérard Lecas, Agullo éditions
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