Dans La disparition d’Adèle Bedeau (paru chez Sonatine en
2018, voir chronique ici),
nous avions fait la connaissance, grâce à Graeme Macrae Burnet, porte-parole d’un
certain Raymond Brunet, auteur imaginaire qui ne sortit de l’anonymat que
lorsque son premier roman fut adapté par Claude Chabrol, de l’inspecteur
Gorski. Ce dernier avait bien voulu nous raconter sa rencontre avec sa femme
Céline, qu’il avait épousée très jeune en sachant qu’ils n’étaient vraiment pas
faits l’un pour l’autre. La preuve : dès le début de L’Accident de l’A35,
on apprend que ces deux-là viennent de se séparer, ou plutôt que Céline vient
de faire sa valise. Quant à Clémence, la fille du couple, elle vit sa vie d’étudiante et ne s’occupe
guère de son père solitaire… Qui de son côté passe beaucoup de temps auprès de
sa vieille mère qui perd un peu la tête. L’ambiance est plombante : nous sommes au
cœur de la ville de Saint-Louis, qui n’a pas changé, toujours aussi triste et
ennuyeuse…
Il est grand temps qu’il se passe quelque chose dans la vie
de Georges Gorski : il sera sauvé de l’ennui par un accident de la
route survenu sur l’A35, qui relie Saint-Louis à Strasbourg. La victime est
Maître Barthelme, notaire et notable à Saint-Louis. Sa Mercedes
s’est encastrée dans un arbre… Banal accident, selon toute
apparence. Il faut prévenir la famille :
c’est Georges Gorski qui s’y colle, et rencontre du même coup la très belle
épouse de la victime, la gouvernante acariâtre et le fils du couple, Raymond
(encore un Raymond…). La tâche de Gorski
n’est guère enviable, mais la nouvelle ne semble pas provoquer le séisme qu’il
redoutait : Lucette Barthelme, si elle est choquée, ne paraît pas inconsolable.
Quant au fils de 17 ans, plongé dans la lecture de L’Âge de raison de Sartre, il
se demande juste comment il est censé réagir à l’annonce de la mort de son père.
Il faut dire que la relation père-fils n’avait rien de chaleureux : Maître
Barthelme n’était pas précisément un gai-luron…
Le décor est planté : Saint-Louis, petite ville de
province engoncée dans ses habitudes et ses bonnes manières, un enquêteur qui
vient d’être abandonné par sa femme, une famille de notables où l’amour n’a pas
sa place… Il va falloir gratter, jusqu’au sang : c’est ce que va faire
Graeme Macrae Burnet, et c’est une activité où il n’a pas son pareil. Première
incongruité : pourquoi diable Gorski va-t-il se mettre à enquêter sur une
affaire qui a toutes les apparences de l’accident ? Pour faire plaisir à
la jolie Lucette Barthelme, qui lui laisse entendre que cet accident lui paraît
un brin étrange ? Pour suivre son intuition de flic ? Pour en
savoir plus sur cette famille malade ?
Un peu de tout cela, certainement…
« Quand on cherche, on trouve généralement quelque
chose, mais ce n'est pas toujours exactement ce qu'on voulait », écrivait
Tolkien. C’est généralement ce qui se
produit dans tout bon roman policier. C’est également ce qui arrive souvent dans
la vraie vie… Inutile de dire que c’est exactement ce qui va se passer dans L’Accident
de l’A35. Avec une particularité : nous voilà avec deux enquêteurs pour le
prix d’un. Car le jeune Raymond vient de trouver un papier dans le bureau de
feu son père : une adresse, la rue Saint-Fiacre (sic) à Mulhouse.
Mulhouse, ville moyenne située entre la petite ville de Saint-Louis et la
grande ville de Strasbourg. Mulhouse, qui donne d’ailleurs à Graeme Macrae
Burnet l’occasion de s’exprimer de façon plutôt intéressante sur ce qui
caractérise justement les villes moyennes. Le jeune Raymond donc va s’aventurer
à Mulhouse, en quête de cette adresse, rue Saint-Fiacre, sans savoir ce qu’il
va y trouver ni même ce qu’il y cherche,
hormis une facette différente de la vie de son père. Il va être servi…
Plaque bilingue de la rue Saint-Fiacre à Mulhouse
(https://plaquesbilingues.fr/fiacre/)
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Quant à Gorski, il va poursuivre son enquête,
car ses soupçons et ceux de Lucette Barthelme se confirment : Maître Barthelme n’avait
rien à faire sur ce tronçon d’autoroute ce soir-là. Pire encore : depuis
des années, il faisait croire à sa femme que chaque semaine, il se rendait à la
réunion d’un club qui n’existe pas. Et
finir par enquêter sur l’enquête du jeune Raymond… C’est ainsi que Graeme
Macrae Burnet, à partir d’une intrigue assez classique sur la double
vie d’un homme bien comme il faut, finit par nous entraîner à sa suite sur les
chemins de traverse. C’est ainsi que la résolution de l’énigme se transforme
sous nos yeux et devient le portrait d’un jeune homme perdu, un garçon qui
renonce à ses amitiés quotidiennes pour s’engouffrer, à la suite de son père
détesté, dans une double vie dont il ne sait pas encore où elle va l’entraîner.
Graeme Macrae Burnet se montre
particulièrement virtuose quand il s’agit de faire le portrait du personnage qu’il
a choisi : il n’a pas besoin d’innombrables notations psychologiques, il
lui suffit de laisser échapper des détails de comportement mineurs pour faire
décoller l’imagination du lecteur…
L’Accident
de l’A35 est ainsi bien davantage que la résolution d’une énigme policière :
une merveille stylistique, un roman kaléidoscope, une narration d’une finesse
et d’une intelligence rares, bref une lecture hautement recommandable.
Graeme Macrae Burnet, L’Accident de l’A35, traduit par Julie
Sibony, Sonatine éditions
https://plaquesbilingues.fr/fiacre/
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