23 septembre 2019

Graeme Macrae Burnet, « L’Accident de l’A35 » : un roman kaléidoscope

Dans La disparition d’Adèle Bedeau (paru chez Sonatine en 2018, voir chronique ici), nous avions fait la connaissance, grâce à Graeme Macrae Burnet, porte-parole d’un certain Raymond Brunet, auteur imaginaire qui ne sortit de l’anonymat que lorsque son premier roman fut adapté par Claude Chabrol, de l’inspecteur Gorski. Ce dernier avait bien voulu nous raconter sa rencontre avec sa femme Céline, qu’il avait épousée très jeune en sachant qu’ils n’étaient vraiment pas faits l’un pour l’autre. La preuve : dès le début de L’Accident de l’A35, on apprend que ces deux-là viennent de se séparer, ou plutôt que Céline vient de faire sa valise. Quant à Clémence, la fille du couple,  elle vit sa vie d’étudiante et ne s’occupe guère de son père solitaire… Qui de son côté passe beaucoup de temps auprès de sa vieille mère qui perd un peu la tête.  L’ambiance est plombante : nous sommes au cœur de la ville de Saint-Louis, qui n’a pas changé, toujours aussi triste et ennuyeuse… 


Il est grand temps qu’il se passe quelque chose dans la vie de Georges Gorski : il sera sauvé de l’ennui par un accident de la route survenu sur l’A35, qui relie Saint-Louis à Strasbourg. La victime est Maître Barthelme, notaire et notable à Saint-Louis.  Sa  Mercedes s’est encastrée dans un arbre… Banal accident, selon toute apparence.  Il faut prévenir la famille : c’est Georges Gorski qui s’y colle, et rencontre du même coup la très belle épouse de la victime, la gouvernante acariâtre et le fils du couple, Raymond (encore un Raymond…).  La tâche de Gorski n’est guère enviable, mais la nouvelle ne semble pas provoquer le séisme qu’il redoutait : Lucette Barthelme, si elle est choquée, ne paraît pas inconsolable. Quant au fils de 17 ans, plongé dans la lecture de L’Âge de raison de Sartre, il se demande juste comment il est censé réagir à l’annonce de la mort de son père. Il faut dire que la relation père-fils n’avait rien de chaleureux : Maître Barthelme n’était pas précisément un gai-luron…  
Le décor est planté : Saint-Louis, petite ville de province engoncée dans ses habitudes et ses bonnes manières, un enquêteur qui vient d’être abandonné par sa femme, une famille de notables où l’amour n’a pas sa place… Il va falloir gratter, jusqu’au sang : c’est ce que va faire Graeme Macrae Burnet, et c’est une activité où il n’a pas son pareil. Première incongruité : pourquoi diable Gorski va-t-il se mettre à enquêter sur une affaire qui a toutes les apparences de l’accident ? Pour faire plaisir à la jolie Lucette Barthelme, qui lui laisse entendre que cet accident lui paraît un brin étrange ? Pour suivre son intuition de flic ? Pour en savoir  plus sur cette famille malade ? Un peu de tout cela, certainement… 
 
« Quand on cherche, on trouve généralement quelque chose, mais ce n'est pas toujours exactement ce qu'on voulait », écrivait Tolkien.  C’est généralement ce qui se produit dans tout bon roman policier. C’est également ce qui arrive souvent dans la vraie vie… Inutile de dire que c’est exactement ce qui va se passer dans L’Accident de l’A35. Avec une particularité : nous voilà avec deux enquêteurs pour le prix d’un. Car le jeune Raymond vient de trouver un papier dans le bureau de feu son père : une adresse, la rue Saint-Fiacre (sic) à Mulhouse. Mulhouse, ville moyenne située entre la petite ville de Saint-Louis et la grande ville de Strasbourg. Mulhouse, qui donne d’ailleurs à Graeme Macrae Burnet l’occasion de s’exprimer de façon plutôt intéressante sur ce qui caractérise justement les villes moyennes. Le jeune Raymond donc va s’aventurer à Mulhouse, en quête de cette adresse, rue Saint-Fiacre, sans savoir ce qu’il va y trouver  ni même ce qu’il y cherche, hormis une facette différente de la vie de son père.  Il va être servi…   

Plaque bilingue de la rue Saint-Fiacre à Mulhouse
(https://plaquesbilingues.fr/fiacre/)

 Quant à Gorski, il va poursuivre son enquête, car ses soupçons et ceux de Lucette Barthelme se confirment : Maître Barthelme n’avait rien à faire sur ce tronçon d’autoroute ce soir-là. Pire encore : depuis des années, il faisait croire à sa femme que chaque semaine, il se rendait à la réunion d’un club qui n’existe pas.  Et finir par enquêter sur l’enquête du jeune Raymond… C’est ainsi que Graeme Macrae Burnet, à partir d’une intrigue assez classique sur la double vie d’un homme bien comme il faut, finit par nous entraîner à sa suite sur les chemins de traverse. C’est ainsi que la résolution de l’énigme se transforme sous nos yeux et devient le portrait d’un jeune homme perdu, un garçon qui renonce à ses amitiés quotidiennes pour s’engouffrer, à la suite de son père détesté, dans une double vie dont il ne sait pas encore où elle va l’entraîner.  Graeme Macrae Burnet se montre particulièrement virtuose quand il s’agit de faire le portrait du personnage qu’il a choisi : il n’a pas besoin d’innombrables notations psychologiques, il lui suffit de laisser échapper des détails de comportement mineurs pour faire décoller l’imagination du lecteur…   

L’Accident de l’A35 est ainsi bien davantage que la résolution d’une énigme policière : une merveille stylistique, un roman kaléidoscope, une narration d’une finesse et d’une intelligence rares, bref une lecture hautement recommandable.

Graeme Macrae Burnet, L’Accident de l’A35, traduit par Julie Sibony, Sonatine éditions
https://plaquesbilingues.fr/fiacre/

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