18 août 2025

Tana French, "Le chasseur de feu" : un père encombrant


Trois ans déjà depuis la publication en français de La colline aux disparus (voir chronique ici ). Trois ans qu'on se demandait si l'autrice allait donner une suite à cette chronique du village irlandais où se sont rencontrés Cal, ex-flic de Chicago venu passer sa retraite et trouver la paix dans la campagne environnant le village d'Ardnakelty, la jeune Trey, ado sauvageonne au caractère bien trempé, Lena, Noreen et tous les autres. C'est chose faite avec Le chasseur de feu. Cal a pris ses marques, même si les habitants de ce village au pied des montagnes gardent encore quelques secrets pour lui. Trey a pris quelques années, et a affirmé sa farouche soif de liberté. Elle échappe à la difficile vie de famille qui est la sienne en travaillant avec Cal : tous deux ont monté une petite affaire de menuiserie qui marche plutôt bien. Ils réparent et rénovent les chaises et les meubles des habitants du coin, et entretiennent une relation qui ressemble fort à celle qui unit un père à sa fille, d'autant que le père biologique de Trey est aux abonnés absents : il ȧ laissé toute sa petite famille pour partir vivre sa vie ailleurs. Cal, lui, a trouvé l'âme soeur en la personne de la charmante Lena : ces deux-là ne vivent pas ensemble mais construisent, petit pas par petit pas, une relation solide. Et puis il y a Noreen, l'épicière du coin, soeur de Lena, qui sert de gazette au village et qui n'ignore rien de ce qui s'y trame et de ce qu'on y dit.

Si Cal a trouvé une amoureuse, il n'est pas pour autant parfaitement intégré à la bande de gars du coin qui fréquente assidument le pub. Il reste toujours une certaine méfiance, voire une incompréhension de part et d'autre. Il faut dire que l'enquête menée par Cal dans le volume précédent ne lui a pas valu que des amis... Seul Mart Lavin, son voisin, vient régulièrement discuter avec lui. Il est un brin solitaire, ce brave Cal. Et puis il a son chien, Rip, frère du chien de Trey, Banjo. Tout ce petit monde mène sa barque et vit sa vie, au beau milieu d'une nature magnifique toujours aussi bien décrite par Tana French. C'est l'été, il fait chaud, anormalement chaud : les fermiers du coin s'inquiètent sérieusement de la sécheresse qui met en péril les récoltes et la santé du bétail.

Et puis voilà que réapparaît au village un homme qui n'y est pas vraiment le bienvenu : Johnny Reddy, le père de Trey. Menteur, escroc, Johnny n'a pas bonne réputation. Et pourtant Sheila, la mère de ses enfants, lui fait une place à la maison. Au grand dam de Trey, qui n'a pas de bons souvenirs de son père et qui ne demande qu'une chose, le voir le moins possible, quitte à aller passer la nuit chez Lena. Mais Johnny n'a pas perdu la main : le charme, c'est sa spécialité. Et puis il revient de Londres, ça vous pose un homme, même si on ne sait pas très bien ce qu'il y a fait. Même si on se demande bien pourquoi il est revenu. Fuirait-il quelque chose ? On ne va pas tarder à en savoir plus sur le projet fumeux qui l'a attiré au pays. Car il a ramené avec lui un Anglais à la recherche de ses racines, et aussi d'un hypothétique trésor caché dans la terre de ses ancêtres. Tout le monde sait que Johnny n'est pas vraiment un honnête homme, et pourtant son histoire attise la curiosité des habitants du coin, qui se laissent entraîner dans une combine à laquelle un enfant de 10 ans ne croirait pas. Si Johnny n'est pas un génie, il a bien compris que la situation des agriculteurs du coin était critique, et les victimes de son arnaque fragilisées et faciles à convaincre. 

S'il y en a une qui ne tombe pas dans le panneau, c'est la jeune Trey. Cal n'est pas dupe non plus. Comment ces deux-là vont-ils parvenir à se sortir d'une situation qui, au fil des pages, devient de plus en plus complexe et dangereuse ? C'est tout l'enjeu du roman que de creuser à vif la relation qui unit ces deux êtres que rien ne prédestinait à se rencontrer. Tana French a toujours eu le don pour dépeindre en profondeur les liens entre les humains, et le couple Cal - Trey est un extraordinaire terreau, fertile en secrets, en pudeurs, en audaces et en peurs. La personnalité de Trey, en particulier, est une formidable création littéraire: cette toute jeune fille lutte avec un passé tragique, des souvenirs qui la hantent, une haine tenace et fait preuve d'une soif de liberté et de vérité aussi bouleversante qu'exaltante. 

Tana French fait aussi partie de ces écrivains qui savent placer leurs histoires dans le contexte historique, géographique et politique : depuis plusieurs romans déjà, elle se confronte aux questions qui se posent aux Irlandais, depuis la crise financière et immobilière avec La Maison des absents jusqu'aux conséquences du réchauffement climatique avec ce dernier roman. Avec le deuxième volume de ce qui est en train de devenir une série, elle explore aussi les confrontations entre la culture urbaine et la vie des agriculteurs irlandais, entre les tentations de la modernité et celles du retour aux sources et aux traditions. Le tout dans un style précis, parfois lyrique, parfois tendu, voire ironique, et en s'appuyant sur un des talents de Tana French : les dialogues qui servent parfaitement les personnages et les définissent en quelques mots, mieux que de longues descriptions. Un roman riche, à multiples ressorts dramatiques, aussi lucide que profondément humain.

Tana French, Le chasseur de feu, traduit par Éric Moreau, Calmann-Lévy


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