Les réseaux sociaux et la presse bruissent de partout au moment où Netflix sort son film star de l’année, The Irishman, de Martin Scorsese. On pense ce qu’on veut du fait que ce film sort sur cette plate-forme, privant ainsi le commun des mortels d’une vision en salle. On pense ce qu’on veut de la CGI (computer-generated imagery), cette technique qui permet de rajeunir le visage des acteurs, dont Scorsese affirme lors d’une récente conférence de presse « qu’il s’agit d’une évolution du maquillage, ni plus ni moins » (voir vidéo ci-dessous).
En lisant les différentes interviews données par le réalisateur à ce propos, on comprend vite qu’il a résumé par une pirouette, la démarche qui l’a mené à ce choix… Côté spectateur, on est confronté à un dilemme : d’un côté, le côté un peu figé des visages passés à la CGI ; de l’autre, LA question : quand on a affaire à un trio d’acteurs comme De Niro, Pacino et Pesci, comment imaginer de s’en passer pendant les trois quarts du film ? Car l’un des événements de cette sortie est bien la cohabitation de trois monstres sacrés du cinéma, et, enfin, l’arrivée de Al Pacino dans l’univers de Scorsese. Comme s’il avait toujours été là, alors que Scorsese confirme qu’il n’avait jamais eu les moyens de l’engager auparavant…
The Irishman dure 3h25. Là encore, le bruissement des réseaux sociaux et de la presse vient irrésistiblement polluer notre jugement. Le film serait LENT et trop LONG, trop BEAU. Qu’est-ce qu’on imagine ? Que Scorsese, en 2019, aurait pu nous refaire un Mean Streets ? Pour ma part, je n’ai pas vu passer les 3h25… Le film est basé sur le livre de Charles Brandt, J’ai tué Jimmy Hoffa, que l’auteur a conçu à partir de cinq années d’interviews réalisées auprès de Frank Sheeran avant sa mort en 2003. Autant dire que l’autobiographie couvre près de 50 ans de l’histoire des Etats-Unis vus à travers les yeux de celui qui aurait assassiné le fameux Jimmy Hoffa… Cet Irlandais né en 1920 y raconte tout autant sa vie que celle de Jimmy Hoffa, dont on a du mal à imaginer aujourd’hui la place qu’il a tenue dans l’histoire américaine depuis les années 50 jusqu’à sa disparition en 1971. Jimmy Hoffa, leader syndicaliste à la tête des Teamsters, le plus gros syndicat de transporteurs, largement impliqué dans les réseaux mafieux, ennemi juré de l’establishment et en particulier du clan Kennedy, fut « plus populaire qu’Elvis Presley dans les 50 et 60, puis plus connu que les Beatles eux-mêmes ». Quant à Sheeran, il fut le fidèle compagnon de route de Hoffa, jusqu’à la fin, à tous les sens du terme…
Le film, s’il suit fidèlement la chronologie et le mode narratif du livre de Charles Brandt, alternant flash-backs et retours au présent des interviews d’un vieil homme reclus dans sa maison de retraite, joue subtilement sur les clairs-obscurs, et choisit avec intelligence les anecdotes qui vont nous dire qui sont les personnages incroyables qui vont évoluer devant nous. Une figure publique, Jimmy Hoffa, incarnée par un Al Pacino incroyable en tribun populiste et leader colérique. Deux figures de l’ombre, Frank Sheeran l’Irlandais (Robert de Niro), le seul non Italien à être admis dans le petit monde terrifiant de la mafia et son mentor Russell Bufalino (formidable Joe Pesci). Frank Sheeran a combattu en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale : dans le livre, il dit à quel point la guerre a constitué pour lui à la fois un traumatisme ineffaçable (à l’époque, le syndrome post-traumatique n’était pas à l’ordre du jour…) et une véritable école du crime. Qui va lui apprendre à tuer sans se torturer la conscience. Et là, la fameuse CGI nous joue un de ces tours inattendus : en figeant les traits d’un Robert de Niro jeune, elle matérialise son fatalisme face ces meurtres qu’il faut bien accomplir. Parce que « that’s how it is »…
Le film suit donc Frank Sheeran dans son ascension au sein de la pègre : livreur de viande et chauffeur de poids lourd, carambouilleur, homme de main… Au fil de ses exploits d’escroc ou d’assassin, Sheeran gagne en assurance ce qu’il perd en humanité. A commencer par la désaffection de sa fille préférée, qui comprend très vite la nature de son père et se détourne de lui… Curieusement, cet homme père de quatre filles va se retrouver à donner le meilleur de lui-même, son affection et son dévouement, à Jimmy Hoffa. Qu’il s’efforcera de raisonner et de calmer – mission impossible – aux moments les plus dangereux de sa carrière, et en particulièrement lorsqu’il s’opposera violemment au clan Kennedy et sera mêlé à l’affaire de la Baie des Cochons, voire - c'est sous-entendu - à l'assassinat du Président... Hoffa, qu’il soutiendra pendant et après son séjour en prison de 1967 à 1971. Et qu’il finira par abattre, parce que « that’s how it is. » Après des années de bons et loyaux services, de violences, de meurtres et de conspirations en tout genre.
Voilà donc résolu, peut-être, un des mystères qui ont agité l’opinion publique américaine : pendant des décennies, la disparition de Jimmy Hoffa, grande figure populaire, est restée inexpliquée. Avec les aveux de Frank Sheeran, c’est une partie du mythe Jimmy Hoffa qui s’effondre, pour ainsi dire. Cet homme légendaire, cette crapule magnifique, a été trahie par son propre Judas, son ami le plus proche. La chute est dure.
Avec The Irishman, Martin Scorsese réussit un quadruple tour de force : raconter l’histoire flamboyante du syndicaliste Jimmy Hoffa à une époque où les plus jeunes ont probablement du mal à imaginer la puissance qu’ont exercée les syndicats dans la vie politique de leur pays ; mettre en scène de façon magistrale deux icônes du cinéma américain ; faire un retour non dénué de mélancolie et d’émotion sur sa propre carrière de cinéaste, ses thématiques préférées, ses compagnons de route – outre de Niro et Joe Pesci, on aperçoit Harvey Keitel dans le rôle du mafieux Angelo Bruno, bouclant ainsi la boucle, de Mean Streets à The Irishman ; prendre à bras le corps 50 ans d’histoire américaine. Quant à la superbe BO du film, elle est signée… Robbie Robertson, ex-leader du Band (The Last Waltz)… Comme celles de Raging Bull, Casino, Les infiltrés et Le Loup de Wall Street.
Le livre de Charles Brandt, J’ai tué Jimmy Hoffa, constitue un excellent compagnon à la vision du film, et permet de revenir en toute sérénité sur les événements que Scorsese met en scène. Car comme d’habitude avec Scorsese, on est vite emporté par la dynamique du film, ses temps forts et ses personnages magnifiques, le savoir faire du réalisateur. Il n’est donc pas inutile de se poser pour revenir aux sources. Dans cette perspective-là, le livre se lit avec plaisir et intérêt, contribuant à révéler le monde souterrain qui a fait les délices de tant d’auteurs de romans noirs, et nous aidant à mieux en décrypter les mécanismes. A noter : la dernière édition du livre comprend une nouvelle conclusion intitulée « Histoires qui ne pouvaient être racontées jusqu’ici », dans laquelle Charles Brandt rassemble un certain nombre d’éléments en faveur de la véracité des confessions de Sheeran. D’un autre côté, certains journalistes et universitaires persistent à affirmer que Frank Sheeran n’est pas un témoin fiable... Peut-être le mythe Jimmy Hoffa restera-t-il intact quelques années de plus ?
Ce qui est certain, c’est que Martin Scorsese, que certains proclamaient « fini », vient de nous offrir, une fois de plus, une œuvre aussi ambitieuse qu’inoubliable et crépusculaire, qu'on regrette quand même de ne pas avoir vue en salle...
The Irishman, film de Martin Scorsese, scénario de Steven Zaillian, disponible sur la plate-forme Netflix
Charles Brandt, J’ai tué Jimmy Hoffa, traduit par Jean Esch et Samuel Todd, Le Masque
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