Nous sommes dans un pays imaginaire, un pays qui sort tout juste de la guerre. Nous sommes dans un temps incertain, seuls quelques indices nous permettent de déterminer que ce temps-là n'est pas si lointain. Les noms des villes et ceux des personnages font penser à l'Europe de l'est, mais certaines consonances ont un côté moyen-oriental intriguant. Déjà, ces choix-là réussissent à nous déstabiliser, à nous empêcher de nous identifier trop facilement aux personnages et aux événements. Nous plongeant ainsi dans une zone floue, grise, incertaine tout en nous immergeant dans une atmosphère d'après-guerre à laquelle la situation géopolitique actuelle fait un étrange écho. Car pour mener à bien une enquête singulière, Siriem Plant va devoir s'immerger au cœur du conflit. Sa mission : retrouver les origines d'un homme blessé, plongé dans le coma, dont le nom est, peut-être, Carlus Turnay. Le ministère, curieusement, cherche absolument à déterminer la véritable identité et l'histoire personnelle de cet homme, alors qu'il est loin d'être seul à végéter dans le coma et à l'hôpital. Pourquoi un tel souci? Quels secrets se cachent derrière cette improbable quête ?
Siriem Plant loge dans un appartement mal chauffé, dans les faubourgs en ruines de la ville de Caréna, et ce matin-là, il fait très froid. Le temps de faire chauffer l'eau pour le café, la sonnette de la porte retentit. Une convocation laconique du ministère des Anciens combattants. Pas nécessairement une bonne nouvelle. Un an après la guerre, le centre de la ville a échappé aux destructions massives, Noël se prépare... Comme si la guerre n'avait pas existé, comme si le pays, à l'heure du nucléaire, n'avait pas subi une guerre barbare, hors du temps. Comme si les hommes avaient perdu la mémoire. "On était déjà passé à autre chose. Plus personne n'en avait rien à foutre des tas d'os qui pourrissaient au fond des charniers et des fosses communes." Siriem Plant n'a qu'une idée : réintégrer les services de police où il exerçait avant la guerre. Il va donc accepter la mission. L'enquête commence bien sûr par une visite à Carlus Turnay. Qui ne servira pas à grand-chose : l'homme est dans un état végétatif, il n'y a rien à en tirer. Une solution s'impose : retrouver la trace des soldats qui ont combattu auprès de Carlus Turnay, essayer de reconstituer ses derniers jours de combattant.
Voilà Siriem Plant embarqué dans un périple qui lui fera sillonner le pays en tous sens, accompagné de celui qu'on lui a assigné comme agent de liaison avec le ministère et, accessoirement, chauffeur et chaperon : le caporal Wilar Cassel. Quant au lecteur, il va lui aussi se mettre à la recherche de ces hommes, dont la plupart sont morts. Le seul survivant a perdu la raison... Du coup, Lionel Destremau va faire parler les morts : chacun d'entre eux va nous raconter, à sa manière, les moments qui ont précédé son décès. Autant de voix que de personnalités, des hommes venus de tous les horizons, des hommes qui, chacun à leur manière, vont nous raconter l'horreur de la guerre, l'injustice, la vanité et l'absurdité des combats. Il s'agira ensuite d'explorer les pistes de l'entourage des soldats : veuves, mères, amies, qui chacune vont donner - ou non - des pistes plus ou moins fiables à Siriem Plant.
Si nous sommes bel et bien embarqués dans une enquête, Gueules d'ombre, à travers sa construction sophistiquée, son cadre surprenant et sa langue à la fois précise et habile, nous met dans un état de désorientation propice à une réflexion nourrie sur la guerre, bien sûr, le sort des hommes, chair à canon sacrifiée sur l'autel d'intérêts qui nous dépassent tous. Sur l'emprise des états sur les hommes, des appareils sur la population, des secrets sur la vérité. Il nous dit aussi que la guerre a beau traverser les époques, la barbarie y a toujours la part belle, l'absurdité aussi et l'injustice encore plus. Un roman qu'on n'oublie pas, qui fait vaciller nos certitudes et dont l'écriture force l'admiration.
Lionel Destremau, Gueules d'ombre, La Manufacture de Livres
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