Le 4 septembre dernier, François Médéline présentait Tuer Jupiter à la Librairie de Paris |
Il y a trois semaines sortait en
librairie un roman qui tranche nettement sur le ton de la rentrée littéraire,
dans la forme comme dans le fond. Tuer Jupiter (voir chronique ici)
fait parler de lui et de son auteur, suscite la réflexion, l’étonnement, il
engendre même chez certains des réactions épidermiques. Voici donc notre
interview « en roue libre », en face à face et en toute liberté, interview fleuve et spontanée,
avec ses rebonds, ses chemins de traverse. Au final, comme toujours, de la lumière
et, heureusement, quelques zones d’ombre… Un grand merci à François Médéline.
Cela fait quatre ans que tu n'avais pas sorti de roman. Est-ce que ton
travail pour le cinéma a influé sur ton écriture ?
Dans mes deux précédents romans,
je n'avais pas travaillé sur mon époque. Donc ce roman est différent car il est
ultra-contemporain. Le travail pour le cinéma était lui aussi contemporain.
Mais c'est plus dans la méthode de travail que j'ai pu évoluer. Elle est plus
structurée, parce qu’adapter un roman au cinéma nécessite de travailler par
étape, pour les producteurs, le réalisateur, c’est un travail collaboratif dès
le départ.
Ce changement correspond aussi
à la rencontre avec le sujet. Avec Tuer
Jupiter, on n'est plus vraiment dans le roman noir, contrairement à La politique du tumulte et Les rêves de guerre, même si on
retrouve quand même l'essence du
thriller politique. Il y a une construction avec un fort suspense, et c'est
vrai que mon travail de scénariste m'a vraiment poussé à me mettre à la place
du spectateur, ce que je n’avais jamais fait avant. Au cinéma, il faut saisir
le spectateur tout de suite, et le garder, c’était un impératif de la
production. Ce n'est jamais très conscient chez moi, tout ça, lorsque j’écris.
Je rationalise a posteriori, quand je corrige, dans le va-et-vient avec Pierre
Fourniaud, mon éditeur, qui met les mains dans le cambouis de mon texte... je
crois avoir fait huit versions. Sans compter les centaines de relecture, en
phase d’immersion, jusqu’à l’écœurement, le contentement, pour trouver le mot
juste, la bonne sonorité. J'avais l’idée principale du livre : tuer Jupiter.
Après, il fallait savoir quoi en faire... Savoir si c’était un projet
littéraire crédible, intéressant pour appréhender le monde. J’ai de suite eu
l’intuition du propos principal qui se trouve en exergue et entre les lignes.
Le principe d'écriture à rebours, comment est-il advenu ?
Quand j'écris, j'ai toujours le
titre, le premier et le dernier chapitres. Sinon, je ne commence pas à
travailler. Le titre était donc l'idée principale, Tuer Jupiter. Le premier chapitre était la panthéonisation
d'Emmanuel Macron. Comme j'ai construit le livre sur le modèle d’un algorithme
littéraire avec une suite d'opérations logiques non ambiguës, le résultat était
nécessairement : "qui a commandité le crime ?". J'ai donc écrit en
antéchronologique. Je me pose toujours de fortes contraintes lorsque j'écris :
le seul danger, c'est de tomber dans l'exercice de style. Je ne fais jamais
dans l’exercice de style. Je déteste ça. J’ai seulement pleinement conscience
que dans l'art, s'il n'y a pas de contrainte, il n'y a pas de création. Et
c’est quelque part mon ambition, je ne fais pas dans la littérature de
distraction. J’aime me distraire en regardant un film ou une série, mais j’ai
un rapport différent au livre, cet objet a toujours été un peu sacré chez moi, depuis
mes sept, huit ans, pour une raison très précise que j’ai découverte assez tard
dans mes souvenirs et qui m’appartient.
Un peu comme dans le "reverse engineering" : on part de
l'objet fini et on remonte pour en comprendre le fonctionnement ou le principe
de fabrication.
Dans l’élaboration,
c'est exactement comme ça que ça s'est fait mais la construction m'est venue
très naturellement, sans conceptualisation a priori. Je suis un intuitif, un
romancier plutôt cérébral dans la construction, je réserve les viscères pour
les émotions. Tuer Jupiter, c'est
aussi un thriller, par le matériau choisi : savoir qui sont les réels
commanditaires, c'était capital. Ce qui m'a permis également de produire une
caricature de complot, parce que ce monde est complotiste comme jamais. Le Juif
rode toujours, Macron était banquier chez Rothschild. Cette construction était là
aussi une contrainte d'écriture, mais ça n'était pas l'essentiel, même si ça
définit un rapport au temps assez similaire à celui des réseaux sociaux, un
temps haché et addictif, qui file trop vite... Je pense que l’écriture, c’est
de la dissimulation, que Hemingway n’a pas vraiment écrit sur la pêche au
marlin même si je le pensais quand j’ai lu Le
vieil homme et la mer vers 12 ans.
Mon premier roman, lui, était un
livre complotiste : j'avais fait les poubelles de la République. C'était un
livre sur le pouvoir. Mon deuxième livre, Les
rêves de guerre, était un roman sur la rationalité. Qui a permis de
construire des camps bien parallèles, bien organisés, et d'exterminer sept
millions de juifs et de juives parce que ç'aurait été trop barbare de les
exécuter au fusil ou au couteau. Les camps d’extermination, les camps de
concentration, c’est bien autre chose que de la barbarie. C’est la rationalité
en marche, la pensée binaire, le moteur principal de notre civilisation. Tuer Jupiter est donc mon livre sur la
vérité.
Nous sommes dans un monde de l'ultra-communication où ce qu'on appelait
la fiction a pris le pas sur ce que l’on appelait le réel. Les couples
classiques de la philosophie occidentale volent en éclats. C’est le cas pour le
vrai et le faux. Maintenant, tout s'écrit à la vitesse de la lumière, et le
réel ne peut pas suivre. Maintenant, c'est le virtuel qui est plus puissant, qui a un incessant impact sur le réel. On passe évidemment par
la tête des gens, ce qui est l’objectif principal de la politique. Et Emmanuel
Macron en est l'exemple parfait.
Entre le Secrétariat général de l'Elysée et le
ministère de l'Économie, Macron voulait monter une startup dans le domaine de
l'éducation, il ne voulait pas se présenter aux élections. Mais très vite, la
structure de la société de l'information lui a fait comprendre, en tout cas il
l’a senti, qu'il était peut-être ce jeune homme qui pourrait conquérir le
pouvoir en expliquant en moins de six mois que lui, enfin, allait changer le
réel.
Une enquête de France Inter montre très bien comment tout cela s’est
passé pour son mouvement de jeunesse. Poitiers, quatre gus de 30 ans pilotés
par le conseiller politique socialiste d'Emmanuel Macron. Ils décident de fonder
"Les jeunes avec Macron". Ils créent une page Facebook, un blog, un
site et très vite, ils atteignent les 7000 fans. C’est une vieille technique de
tous les réseaux de jeunesse en politique, et ils ont appris ça au MJS, là où
ils ont toujours été des minoritaires obligés de bluffer perpétuellement. Et au
bout d'un moment, cette illusion de réel devient le réel, pas seulement pour
ses soutiens jeunes : en quelques semaines, Emmanuel Macron peut vraiment
devenir président de la République, sans parti politique derrière lui. Il
réalise le casse du siècle, prend le pays par effraction car la structure de
diffusion de l'information le lui permet. Tout va très vite. Quand son
visiteur du soir, Alain Minc, lui déclare qu'il ne faut pas qu'il se présente
aux élections présidentielles, qu'il se trompe de tempo, qu’il est trop tôt,
Macron lui rétorque qu'il se trompe de monde... Sûrement est-il aussi
totalement désinhibé puisqu'il a réalisé le complexe d'Œdipe en se mariant avec
sa prof de français. Et il a vraiment compris qu'on était dans un système de
prophète ou de gourou, au choix, avec un rapport direct d’un homme ou d’une
femme avec ses fidèles, ses fans. C’est la religion sans clergé. C’est
l’essence du macronisme.
Quelle différence fais-tu entre le mensonge et le virtuel ?
En fait, ce qu'on appelait
autrefois "réel" était faux. Nietzsche le disait très bien, je l’ai
mis en exergue des Rêves de guerre. Prenons
trivialement l'exemple très simple de cette interview. Si tu racontes ce
moment, si je le raconte, si une tierce personne le raconte, ça ne sera pas la
même chose, d’un point de vue synchronique. Et d’un point de vue diachronique,
si on le raconte dans dix ans, ce moment n'aura plus aucune importance alors
qu'il en a beaucoup pour nous, maintenant. C'est le réel qui est faux, et le
monde dans lequel on vit interroge le concept même de vérité, un concept à la
base de la civilisation occidentale. La vérité, aujourd'hui, plus que jamais, c'est
ce qu'il y a dans la tête des gens. Elle s’écrit là car le cerveau des gens
peut être atteint plus vite, bien plus vite qu’avec un roman religieux du type
Bible ou Coran. Quand on diffuse une fake news 2.0, elle réside très
vite dans la tête des gens, elle s’imprime, la vérité s'écrit beaucoup plus
rapidement qu’avant, et elle impacte leur conscience. Et la fake news devient
une forme de vérité car elle est dans la tête des gens, au sens littéral, et elle
influence leur pensée et leurs actions.
Certains lecteurs me disent que le
premier tweet de Brigitte Macron mentionné dans le livre est à mourir de rire.
Mais dès la première page, j'ai mis une note pour expliquer le fonctionnement
des comptes Twitter : la présence d'une coche à côté du nom du titulaire
certifie qu'il s'agit d'un compte authentique. Or, dans ce tweet signé Brigitte
Macron, il n'y a pas de coche... Ce compte existe « réellement » mais
il est faux, non certifié, fake. Et même dans un livre, qui en appelle à la
réflexion, on se laisse prendre, induire en erreur, séduire par cette vérité. Autre
exemple : une libraire m'a dit qu'elle avait lu le livre et qu'elle avait
allumé la radio juste après. Et quand elle a entendu la voix d'Emmanuel Macron,
l'espace de quelques secondes, elle s'est dit que quelque chose clochait,
puisqu'Emmanuel Macron était mort. Les fake news ont un impact sur la pensée
des gens, sur la vérité qui se trouve dans leur tête, et sur leur perception du
réel. Ce qui explique que les services secrets russes - et les autres aussi -
ont des milliers de comptes Twitter qui diffusent des fake news. Qui, l'espace
d'un instant, imprègnent l'esprit des gens et conditionnent leur perception du
réel. La puissance de calcul a rencontré les moyens techniques de diffusion de
l’information. C’est juste incroyable, c’est une révolution, c’est plus fort
que nous.
En termes d'écriture, est-ce que la forme que tu as choisie était la
seule possible pour ce récit ?
Mon propos, c'est de représenter
le monde 2.0 tel qu'on le construit. Et je m'attache toujours à ce que le style
et la forme, qui comptent beaucoup pour moi, correspondent au propos. La
structure devait être raccord avec celle du monde 2.0 tel qu'on le vit. J'adore
le roman Bel Ami, à tel point que
lorsque j'avais 16 ans, je me parfumais avec le parfum Bel Ami... Mais je suis
quelqu'un qui utilise peu des expressions telles que "clair-obscur"
ou "montagne sacrée", parce que d'autres l'ont déjà fait, bien mieux
que je ne le ferais. J’ai un rapport critique au champ artistique dans lequel
je m’inscris. J’aime bien la bravade et clamer haut et fort que je n’ai lu que
James Ellroy, mais j’ai lu tous les classiques de ma grand-mère institutrice,
Corneille, Racine, Molière, des petits livres cartonnés du début du XXe siècle
poussiéreux et humides que je garde des boîtes en fer, j’ai lu du Hugo et du
Zola, Dosto et Céline, Malraux, Camus, Brecht, Verhaeren, Homère et James
Joyce. J’ai fait du grec ancien. J’ai vénéré au plus haut point Maupassant,
relu trois fois Une vie, dévoré les Contes d’angoisse, ou Prosper Mérimée. J’ai
une culture très classique au fond de moi. Même si je l’ai balancée à la
baille. J’ai conscience que le rapport esthétique au monde est plus évident en
utilisant des matériaux beaux par essence. Mais ça ne m’intéresse pas quand
j’écris. Ça m’ennuie. J’y avais recours quand j’avais 16 ans et que je grattais
de mauvaises nouvelles pour émerveiller ma mère.
Pour servir mon propos, le
monde 2.0, j'ai donc utilisé les matériaux qui étaient à ma disposition, ceux
d’aujourd’hui, jusqu’aux tweets et aux posts Facebook, aux manchettes de
presse, mais elles sont déjà utilisées chez Dos Passos et Ellroy. Et puis il
suffit de lire Joyce pour comprendre les immenses possibilités qui se nichent
dans la rencontre enchantée entre le signifiant et le signifié. Ça me fatigue
un peu de devoir justifier du caractère littéraire de mes textes. J’ai par
exemple sur-utilisé les notes de bas de page, parce que j’ai tout de suite vu
qu’elles renforçaient l’effet de réel, de façon plus insidieuse que les
patronymes de personnes publiques, comme dans un ouvrage de sociologie. Ensuite,
c'est le montage des éléments qui compte, et je l'ai traité de façon assez
abrasive. Je n'ai pas une écriture neutre. Ça correspond à la violence du monde,
qui est très fragmenté. Il s'écrit chaque jour tellement de datas qu'on n'en
perçoit qu'une infime minorité. Les plus violentes.
Le jeu dans le livre, c'est
de laisser au lecteur la liberté d'assembler les pièces du puzzle, c’est un
puzzle de mille pièces et je n’en livre que dix-huit, à lui d'ajouter,
d’inventer celles qui manquent. J'aime bien lire des livres qui me laissent la
liberté. Or, beaucoup de lecteurs n'aiment pas ça... Les médias, qu'il s'agisse
des réseaux sociaux ou de la radio, sont des médias chauds : ils ne sont pas
faits pour la rationalité, le débat d'idées, l'idéologie. On est éduqués à être
des consommateurs. Je ne livre jamais le mode d’emploi du livre à l’écriture.
La société du spectacle, lorsque Debord,
paraphrasant Marx, a utilisé l'expression, analysait un monde où on se
conformait aux bonnes habitudes, la bonne petite famille qui achetait la bonne
petite voiture, le monde de la marchandise, où chacun s’applique à jouer à la
perfection son rôle de consommateur, un spectacle où la vie était arrachée au
vivant. Malheureusement, ces sujets m’intéressent. J’ai enseigné Marx et
Bourdieu. J’ai lu Georges Canguilhem et Pierre Clastres. Je me suis tapé durant
5 années de thèse de la philosophie analytique US et la lecture des logiciens
allemands. J’adorais les livres de linguistique, de Saussure, Jacobson,
Benveniste. « Le point de vue crée l’objet », quelle phrase
complètement dingue et géniale ! Bref, avec la société du spectacle 2.0,
nous sommes les co-scénaristes de tout ça, sans jamais trop en appeler à la
rationalité. Nous faisons de nous-mêmes des consommateurs de matière, souvent
futile, et pour l’éternité.
Pour moi, les réseaux sociaux fonctionnent comme les
bistrots. Quand j'étais adolescent, j'accompagnais mon père quand il allait
jouer aux cartes avec des mecs qui vivaient dans les foyers SONACOTRA et qui se
sulfataient au vin rouge et à la bière, et on entendait dans le bar, un grand
gueuler : "Sale Arabe, ta gueule !" Et c’est lui qu’on entendait
toujours dans le bruit ambiant. On continuait à jouer à la belote, on s’en
foutait, on avait pourtant entendu. Aujourd'hui, avec les réseaux sociaux, la
notoriété d’une information, de son émetteur, émerge de la même façon, même
avec des personnes extrêmement intelligentes parfois. Même moi je fonctionne
comme ça de temps en temps ! Si le livre ne s'appelait pas Tuer Jupiter, s'il n'y avait pas la tête de Macron sur la
couverture, on n'en parlerait pas.
Ce livre interroge aussi sur ce qu’est un
livre en tant que medium, froid, de plus en plus gelé même, quand on s’aperçoit
comment le reste bouillonne. Nous sommes dans un monde de la transgression.
Pour être entendu, il faut être transgressif. Pile : un monde de voyeurs ; face
: un monde d'exhibitionnistes. On peut détester ce monde-là, mais cette
révolution est plus forte que l'homme. On peut voter toutes les réglementations
qu'on veut, c'est là. Le problème c'est que tout ça n'appartient pas aux
puissances publiques mais à des entreprises américaines qui sont là pour s’emparer
de nos données personnelles, les stocker sur des serveurs, les traiter avec des
algorithmes et vendre des produits pour accumuler des richesses. Avec un gourou
à leur tête vu qu'on n'a plus besoin d'intermédiaire.
On parle beaucoup de sociétés horizontales. Or, les entreprises ne
sont-elles pas de plus en plus pyramidales ?
Je ne pense pas, non.
Aujourd'hui, le mode de circulation de l'information permet d'être seul à la
tête d’une organisation horizontale. Des structures horizontales avec une seule
personne à la tête, une poignée. Et, au bout du compte, plus de salariat... Uber.
Ce n’est pas un problème en soi. L'enjeu politique des années à venir, c'est de
savoir comment on va protéger socialement toutes ces personnes qui vont
travailler de chez elles, être des indépendants. Car notre protection sociale
est quasiment entièrement fondée sur le salariat.
Comment différencie-t-on ton réalisme d'une forme de cynisme ?
J'ai quitté le monde politique
parce que je devenais cynique. Mon roman n'est pas cynique, il est irrévérencieux.
Rire des puissants qui nous asservissent, c'est une tradition universelle, de
Shakespeare à Molière... Mais il y a peut-être une forme de fatalisme. J’ai
toujours eu la nostalgie de l’avenir, car l’avenir que je voudrais, je sais
qu’il n’adviendra jamais.
Est-ce que les scènes drôles t'ont servi à faire passer des images
fortes ?
Le matériau principal du livre
est la politique. Il y a deux aspects dans le monde politique. Ceux qui travaillent
le réel, on va dire schématiquement des fonctionnaires et leurs chefs, des
hauts fonctionnaires. Et puis les cabinets politiques... Les intermittents du
spectacle. Le job des cabinets politiques, c'est de faire réélire l’élu,
candidat non déclaré à sa réélection dès le jour de son élection. Ils
travaillent principalement sur le story telling... La constitution de
clientèles électorales, les grands projets et, avant tout, l’image, la
communication, l’histoire à raconter pour mener une politique et faire voter
les gens, faire réélire le patron. De tout temps. C’est consubstantiel de la
démocratie représentative. Seuls les moyens ont changé.
Avoir un rapport très
désacralisé à cela, mettre en scène les aspects les plus intimes des hommes
politiques, c'était un moyen de montrer que ces hommes et ces femmes sont des
animaux à sang chaud avec leur cerveau reptilien, dont les actions ne sont pas
forcément déterminées par la lecture de Jaurès ou de Milton Friedman. Quand on
décide de mettre Gérard Collomb au ministère de l'Intérieur, on ne se pose pas
vraiment la question de la compétence. Pour Emmanuel Macron, la question était
: "en qui j’aurais confiance, à ce poste-là ?" Il fallait une
personne loyale... Quelqu'un qui affirme ne pas connaître Alexandre Benalla,
même s'il est passé cent fois à côté de lui pendant la campagne électorale.
Avec un peu de mégalomanie, Collomb a dû se dire que Macron allait gérer la
France comme il gérait la ville de Lyon. Ce type a pleuré le jour de
l'investiture, il considère Macron comme son fils spirituel. Pendant trente
ans, tout le monde l'a regardé de haut au PS, c’était un loser. Et puis il a
pris Lyon...
Bizarrement, quand je crache une
scène sur Poutine ou sur Trump, au moment où je l'écris, ça ne me fait pas rire
du tout. C'est après, à la lecture, que je trouve ça comique. C'est très sain
de rire dans ce monde de servitude volontaire totale. C'est très
irrévérencieux, très voyeuriste. Certains libraires disent que la rentrée
littéraire est un peu sinistre, en termes de thématiques, et que Tuer Jupiter a le mérite d’être drôle.
Si ce livre fait rire, tant mieux.
Certains réagissent en déplorant que le livre ne soit pas plus méchant
envers Emmanuel Macron.
En fait, pour moi, chaque lecture
est juste. Si ça n'était pas comme ça, il n'y aurait aucune alchimie entre un
livre et son lecteur. Je n'ai aucun rapport militant au monde quand j’écris
même si je dois bien avoir une place dans les rapports de production. Ma
démarche est purement esthétique. Par le traitement esthétique, on parvient à
interroger la réalité, à l’imiter, à la présenter à nouveau. Alors que le
rapport militant, conscient, génère un biais néfaste à la création, et a
produit en France une très mauvaise littérature policière. Je ne parle
évidemment pas de Manchette, Fajardie ou ADG. Ils avaient tous un rapport
esthétique au monde dans l’acte d’écrire.
A ton avis, comment es-tu perçu ?
Je pense que j'ai une écriture
qui ne laisse pas indifférent. Je suppose que ceux qui détestent pensent que je
devrais arrêter d'écrire... Ceux qui
lisent du Médéline veulent lire du Médéline, un style j’espère, quelque chose
de différent. Et pas forcément qu'on leur raconte une histoire même si je suis
très attaché aux histoires, à la narration, ça me vient de mon amour
inconditionnel pour Il était une fois
l’Amérique. J’aime lire ou voir des histoires et j’aime en raconter.
Mais
le style est premier. Toujours, parce que c’est inutile et donc essentiel. Des
retours qui me parviennent, je dirais
donc que les convaincus apprécient d’abord ma façon d'écrire, mon style, ma
façon de voir le monde. J'écris comme ça, je demande beaucoup d'efforts au
lecteur, j'espère générer de l'attention. Tuer
Jupiter est sans doute plus "facile" à lire que mes deux
précédents romans, mais il exige quand même une certaine concentration. Il y a
une scène en particulier : si on ne la comprend pas, on ne comprend plus rien.
Et contrairement à ce que j’ai pu lire ici ou là, j'ai autre chose à faire que
de rendre hommage à Ellroy... ce n’est pas un hommage à Ellroy. C’est une scène
qui est un rouage essentiel du roman. La toute petite pièce d’un puzzle,
différente des autres mais sans laquelle rien ne fonctionne. Elle m’a permis
d’interroger la littérature, car je suis persuadé que le plagiat est à la base
de la création, avec les contraintes. J'ai lu un seul livre de David
Peace ; ce garçon a lu du James Ellroy, il recrache du James Ellroy, avec
ce qui lui est propre : son histoire personnelle, ses lectures, l'histoire de
son pays. Il y a un petit décalage, c’est son style propre. Ce n’est plus du
luthérien parano, c’est un prêtre dans une église catholique, c’est un chant
sacré en l’honneur du Christ, considéré comme le premier des communistes. Et
c’est non seulement très beau, même si je préfère Ellroy, mais parfaitement
symptomatique de ce qu’il faut pour porter une voix singulière en littérature.
A un moment, tu pratiques l'exercice préféré de David Peace : la
répétition, la scansion.
Je suis très ami avec quelqu'un
qui est persuadé que David Peace va être Prix Nobel de littérature! Plus
sérieusement, quand j'écris, j'écris phonétiquement. Stephen King dit souvent
qu'il laisse faire les ouvriers du sous-sol. Moi, c'est un peu ça : quelque
part il y a quelqu'un, je crois que c’est une femme, qui me raconte un truc, et
j'écris, en phonétique. Elle a un mégaphone et est déléguée syndicale. Il faut
que ça sonne comme elle veut... Et donc j'utilise effectivement la scansion, la
répétition, parce que j’ai lu Ellroy de fond en comble comme Peace l’a décrypté
de fond en comble. Chez Ellroy, la répétition touche le début de la
phrase. Buzz a savaté le négro. Buzz a sorti la matraque de son étui. Buzz a glavioté
sur la pelouse. Ça s'apparente au "jab" en boxe. Un coup direct du
bras avant. Ça saoûle l’adversaire de coups. Badabam badabam badabam sur 800
pages. Peace reproduit le même procédé, mais c’est moins violent, moins brut,
je pense, il y a une forme de raffinement. J’ai essayé sur ce livre une libre
variation fin de phrase, début de phrase. En plus, je l’ai écrit dans des conditions
un peu particulières, sur l'océan, avec un bruit insensé, de la houle et des
vents de 25 nœuds. C’était calé sur le rythme des vagues, comme un même
mouvement qui va et qui vient. Ça n’allait pas toujours dans le même sens, le
bateau était aspiré par l’Afrique pour repartir encore plus fort vers
l’Amérique, parfois il partait en surf à 18 nœuds, c’était juste étrange. Ça
pourrait faire : La matraque a cogné
son arcade sourcilière droite. L’arcade sourcilière a pissé le sang. Le sang a coulé sur le
bitume. Le bitume était froid, rouge vif.
Est-ce qu'à cause de ces conditions particulières, tu considères Tuer
Jupiter comme une sorte de parenthèse ?
Non, pas du tout. Il est tout à
fait dans la continuité. J'ai commencé avec un livre sur le pouvoir, j'ai
continué avec un roman sur la rationalité, Tuer
Jupiter est un livre sur la vérité.
Le prochain sera un livre sur l’amour. J’explore les grandes permanences de la
condition humaine. Tous les romanciers font ça. Rien de très original. Je le
fais du mieux que je peux. Et je poursuis mon chemin. Je voulais faire le
pouvoir en premier parce que tout petit, j'étais émerveillé par Napoléon.
Après, un peu moins… Puis j'ai vu apparaître le visage pixellisé de Mitterrand
sur l'écran de télé, j'étais fasciné. Pour le deuxième, je me souviens que
lorsque j'avais dix ans, j'ai dessiné une croix gammée sur un bureau, sans même
savoir de quoi il s'agissait. J'ai voulu aller plus profond, savoir d'où cela
venait.
Avec Tuer Jupiter, on est
tellement raccord avec le monde contemporain : ce n'est plus le monde de
Kissinger où on faisait de la politique dans les salons 5 étoiles et dans les
ambassades. On est dans un monde où Trump fait de la politique étrangère sur
Twitter... On n'est plus dans le monde de l'OLP ou de Khaled Kelkal. On est
dans un monde où les barbares qui tuent au nom d'Allah communiquent entre eux
sur la messagerie Telegram, on est dans un monde où Daech diffuse sur Twitter
des tutos pour fabriquer des explosifs, où Jean-Luc Mélenchon sert un lyrisme mitterrandien
soft lors de meetings où les gens ne regardent pas Jean-Luc Mélenchon, mais un
hologramme de Jean-Luc Mélenchon. C'est un monde très transgressif, très
"virtuel" comme on disait avant.
Ce livre a été écrit à 80% sans
connexion internet, en plein milieu de l'Atlantique avec parfois 7500 mètres de
flotte au-dessous de moi et des trains de houle de 5 mètres. Il y a une chose
qui a sans doute influencé l’écriture : j'ai écrit avec de la musique dans les
oreilles car il y avait trop de bruit, entre le vent, les trains de vague...
J'écoutais du rock des années 60 et 70 : Ten Years After surtout, Ssssh, la
guitare d’Alvin Lee, Jefferson Airplane, David Bowie...Pour mes premiers romans,
j'écoutais surtout de l'opéra, les Nocturnes de Chopin quand j'avais besoin
d'un surplus d'émotion. Pour Les rêves de
guerre, j’écoutais presque exclusivement le Stabat Mater de Dvorak, qu’un
ami venait de me faire découvrir. Il se
reconnaîtra peut-être. Je pense que Tuer
Jupiter est mon livre le plus rock'n roll : c'est peut-être lié...
S’agissant de la longueur du
texte, plus court, et qui pourrait sembler moins dense alors qu’il l’est
peut-être plus pour qui veut bien lire entre les lignes, en fait, elle est
parfaitement adaptée au propos : j’ai appliqué les codes de
l’hypercommunication à la littérature pour faire réfléchir les gens. Donc ça ne
pouvait pas être plus long… Un tweet fait 140 caractères. La transgression,
pour être entendue, doit être condensée. Tuer
Jupiter est peut-être un pas de côté. Par le recours à l'humour, c'est une
chose que je ne faisais pas avant. Mais je suis un ancien collaborateur
politique, je suis un couteau suisse de l'écriture… Je n'écrirai jamais le même
livre : en fait, tu aurais pu me poser la même question pour Les rêves de guerre... Certains auteurs
écrivent toute leur vie le même livre. Ross Macdonald, que Jacques Mailhos
retraduit chez Gallmeister, le fait mieux que personne d’après mon père. La
seule chose que je sais, c’est que je vais encore prendre des risques. Je
n’aime pas les trucs faciles. J’aime me remettre en question, prendre des
risques. Je pense que j’en prends à chaque livre. Comme s’il pouvait être mon
dernier.
A lire aussi : les précédentes chroniques des romans de François Médéline et ses interviews
François Médéline, Tuer Jupiter, La Manufacture de livres.
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