7 décembre 2014

François Médéline : l'interview en roue libre épisode 2, autour des Rêves de guerre

Quelques mois après la parution des Rêves de guerre, le deuxième roman de François Médéline, il me tardait de lui poser une partie des questions, nombreuses, soulevées par la lecture du livre (voir chronique ici si vous avez un trou de mémoire). Cette fois encore, François Médéline a joué le jeu. Merci à lui.

Tu as dit quelque part que ton dernier roman était un peu trop personnel. Peux-tu expliquer ?
Par rapport au premier, c'est un livre plus intime. Je me suis mis en danger. Ça a été beaucoup plus douloureux. D'ailleurs, je n'écris plus depuis. Au départ, c'était une démarche volontaire. Je voulais écrire un livre psychanalytique sur l'univers concentrationnaire. Et, quelque part, il a fallu faire comme une « autoanalyse », et la sacralité de l’objet m’a poussé dans mes retranchements par rapport à l’acte d’écriture, qui est d’une façon ou d’une autre un truc de rapine. Si le livre s'appelle Les rêves de guerre, c'est en référence au texte fondamental de Freud, Au-delà du principe de plaisir, où il introduit le concept de pulsion de mort, par l'analyse des jeux d'enfants et des névroses de guerre, les "rêves de guerre". Ce livre devait être un livre psychanalytique, donc nécessairement personnel. Et puis je me suis laissé déstabiliser violemment.
Je voulais écrire sur l'état concentrationnaire, mais je me suis aperçu que je n'arrivais pas à aborder le sujet frontalement, je ne me sentais pas légitime. J'ai donc détourné le problème : j’ai évité les juifs et la Shoah, et suis tombé pendant mes recherches documentaires sur les Espagnols qui ont construit Mauthausen. J'ai donc pu, en quelque sorte, légitimer mon acte en parlant d'un camp de concentration et pas d'un camp d'extermination, et en choisissant la "voie espagnole" puisque je suis d'origine espagnole. Ma famille est arrivée en France au début du XXe siècle et s'est installée dans le sud de Lyon, dans le quartier populaire où vit Michel Molina, à La Saulaie. Aujourd’hui, c’est le quartier arabe d’Oullins.
Autant je n'avais eu aucun mal à faire de la fiction avec du réel dans La politique du tumulte, autant je me suis découvert incapable d'aborder mon sujet de face avec Les rêves de guerre. C'est également de cette difficulté qu'est né le personnage de Francisco M 24-29, comme un subterfuge. Il a lui aussi contribué à dénouer ce nœud de légitimité.

Donc tu as un peu décalé le point de vue. Tu es passé de la Shoah à ton histoire familiale.
C’est ça et ce n’est pas vraiment ça. Ma famille n'avait rien à voir avec Mauthausen. Mais c'est vrai, ça m'a rapproché de mon histoire. Mon problème est que quand je fais quelque chose, j'y vais à 100%. Ça fait remonter pas mal de choses enfouies au fond des tripes. Et il me faut les mettre sur la table.

En te lisant, on a un peu de mal à imaginer ta façon de travailler...
Chez moi, c'est toujours pareil : j'ai le titre, le premier et le dernier chapitre. Après, il faut y aller et trouver les chemins. J'ai un plan en tête, mais il n'est pas formalisé. Même chose quand je me documente, j'absorbe tout ce dont j'ai besoin, mais je ne prends pas de notes. Je ne sais plus quel auteur américain a dit que le job d’écrivain était le même que celui d’une éponge. Ça peut d’ailleurs être compliqué pour les proches, parce qu’on pille leur vie. D’autant qu’une éponge, ça absorbe plutôt la dégueulasserie.

Ces subterfuges dont tu viens de parler, tu les utilises aussi pour la création de tes personnages ?
En fait, ce livre n'est pas vraiment ce qu'il aurait dû être. Au début, je l'avais construit dans ma tête comme un anti-polar. J'avais prévu qu'il n'y aurait pas de résolution de l'intrigue policière de départ. Je voulais laisser le lecteur se débrouiller avec ça. La dérive d’une intrigue policière jusqu’au secret d’une famille et de l’histoire. Ce n'est pas un roman policier, c'est un roman avec un flic dedans, un type à la dérive. Après de longues discussions avec qui tu sais [l’éditeur, Pierre Fourniaud], finalement on a décidé d’apporter une réponse à l'intrigue de départ. En réalité il y a deux flics, car le vrai flic, dans l'histoire, c'est plutôt l'autre, le vieux. Pour ce personnage-là, je me suis inspiré de quelqu'un que je connais depuis que je suis tout gosse, et qui n'est pas du tout flic. Il constitue une forme de figure paternelle par rapport à Molina. Il ne sert vraiment à rien, et pourtant c'est quasiment le héros du livre. Le vieux, c'est comme le style : ça ne sert à rien, c’est pour cette raison que c'est essentiel.

Beaucoup de lecteurs ont remarqué ton utilisation des temps, le passé raconté au présent, etc.
C'est un livre behaviouriste, avec  0% de psychologie. Molina ne vit pas dans le temps présent. En fait, il n'est pas là. C'est venu au fur et à mesure de l’écriture: ce qui est présent pour lui, c'est le passé. L'idée, c'est qu'on vive avec lui.  En réalité, Molina vit à l'intérieur de sa tête, et pas dans le monde. Alors cette utilisation du présent pour décrire le passé qui reflue en lui, elle est venue petit à petit. Au début, ce n'était pas systématique, ça heurtait presque l’oreille, et puis j'ai fait comme d'habitude, j'y suis allé à 100%. Et j'ai trouvé que ça donnait de la puissance au récit. Mais il n’y a pas de psychologie, c’est plutôt une description des pièces de sa baraque mentale, à l’intérieur, de ce qui s’y passe, et il y a beaucoup de culpabilité, de manque de confiance, de doute, de sexe, oui, il y a un vrai problème avec le sexe dans sa tête. Ça sort d’ailleurs dans le présent, il vit ça dans la première scène devant un porno avec Tracey Adams, ou dans le décalque de la scène de viol de Il était une fois en Amérique, que j’ai quasiment intégralement retranscrite, avec les mêmes dialogues, il a une gêne avec le sexe, parce que c’est trop brutal pour lui.

Quand on te lit, on ne se repose jamais...
Quand j'écris, je ne me repose jamais.

Tu forces ton lecteur à lire autrement.
Je voulais faire un livre où il ne se passe rien. Je voulais que dans les 100 premières pages, il ne se passe rien: les personnages sont dans une chambre d'hôtel, ils bouffent, ils boivent, ils chient, ils regardent la télé, ils vont à la pêche. Et c'est compliqué de le faire sur 100 pages. C'était un vrai défi. La vie de Molina ne sert à rien, il est prisonnier de sa tête, il n’est pas vraiment dans le monde, il va au Lac Léman parce qu’il se sent agressé, mais fondamentalement, savoir qui a tué le frère de Ben Wallace, ce n’est pas son problème. Et ces 100 premières pages où il ne se passe rien rendent le choc de son histoire familiale encore plus violent. Quand j'écris, j'essaie de ne pas dire les choses. C’est comme la psychologie. Je ne fais pas de psychologie. Mes personnages sont dans ce qu’ils font.

Quel a été le retour de tes lecteurs?
Bizarrement, on me dit souvent que Les rêves de guerre est plus "compliqué" que La politique du tumulte. Pourtant, j'ai l'impression qu'il est plus linéaire. En même temps, l'un des films que je trouve le plus limpide est Mulholland Drive de David Lynch. C'est d'une précision lumineuse de mon point de vue, il ne s’agit pas des fulgurances d'un dérangé comme certains le prétendent, c'est très carré comme film.

La politique du tumulte faisait appel à la mémoire collective, c’est peut-être pour cela que les lecteurs l’ont trouvé plus facile ?
Oui, l'intrigue était très dense et bien intégrée dans la réalité du monde. En fait, au moment d'écrire, je ne me pose pas ces questions-là. Je n'objective pas tout ce que j'écris, parfois ça vient comme ça. Mais comme je retravaille beaucoup, à chaque relecture je vois des choses que je n'avais pas perçues avant, je retravaille, je dégraisse, j'apure.  J’essaie d’en dire le moins possible, juste ce qu’il faut. Je suppose que le lecteur est plus libre de remplir avec ce qu’il veut. Ça lui donne sûrement une forme de liberté, et la liberté, ce n’est pas reposant, d’ailleurs, certains détestent ça.

Tu dis que tu testes tes textes. Ça t'arrive de lire tout haut ce que tu viens d'écrire ?
Non, quand j'écris je suis totalement fermé. J'écris avec en fond sonore des séries télé de merde genre Les Experts. Je suis fermé, et j'entends une voix, une forme de musicalité. Ça donne de l'écriture phonétique très difficile à reprendre : j'écris les sons que j'entends... C'est la voix de celui qui raconte, comme s'il y avait une dissociation, une extériorité. Mes premiers jets sont pratiquement illisibles. Donc je retravaille beaucoup.

Ça ne m'étonne pas que tu sois lessivé à la fin...
Exact, d'autant que j'écris la nuit seulement.  C'est une forme de transe, vraiment. Comme dans la scène finale du livre. Ce que je voulais vraiment faire, c'était une histoire d'amour, une histoire de femme. Le défi, c'était de faire un livre sur une femme mais qu'elle ne soit pas dans le livre. D'ailleurs dans la première version, elle était là. Mais paradoxalement, ça cassait quelque chose. J'avais envie qu'elle soit là, mais parfois il ne faut pas écouter ses envies. Elle existe plus en étant absente... En fait j'ai tué la mère pour qu'elle vive. Ce qui fait un personnage plus fort, on le voit bien à la fin du livre, même si ça n'est pas clair pour tout le monde. Mais c'est la liberté du lecteur qui est en jeu : c'est le lecteur qui doit construire la psychologie des personnages. L'auteur, lui, doit dire les choses sans les écrire. La psychologie d'un personnage, c'est dans ce qu'il fait. D'ailleurs, c'était une vraie contrainte d'écriture. Ecrire "je" sans délivrer l’état psychologique du narrateur, se contenter de décrire le décor intérieur éventuellement, le bordel dans sa tête, pas évident. Quand on écrit à la troisième personne, avec un narrateur omniscient, c'est beaucoup plus facile. Mais c'est aussi dangereux, avec la tentation de la psychologie.

La contrainte, ça t'aide ?
Oui, bien sûr. Il faut se mettre des contraintes, des contraintes fortes. C’est la base de l’écriture.

Est-ce que ça ne peut pas devenir une sorte d'exercice de style, de jeu ?
Je me mets des contraintes parce que c'est nécessaire pour savoir ce que je fais, mais ça n'est absolument pas un jeu. La littérature, ça n'est pas un jeu. Je ne rigole pas du tout quand j'écris. Je sais bien qu’aujourd’hui les gens se distraient en lisant - ces gens sont des millions - des histoires de serial killers supérieurement intelligents, qui se font des colliers avec des entrailles de gosses. Se distraire de la mort, c’est quand même assez symptomatique de nos sociétés. Nous vivons dans un monde où on n’honore plus nos morts. On se projette par contre dans plusieurs millénaires en voulant sauver la planète, juste parce que ça doit être inscrit dans la bible, la survie de l’espèce, mais on n’honore plus nos morts, on organise des simulacres d’enterrement et on ne va plus au cimetière pleurer sur les tombes. J’aime les terres où le cimetière occupe une place centrale. Donc, écrire n’est absolument pas un jeu pour moi. Il faudrait instaurer un permis d’écrire juste pour pouvoir le retirer à la majorité des auteurs qui souillent l’acte d’écrire, de par leur démarche mercantile et obscène.

L'écriture, c'est essentiel ?
C'est vital, oui. Il faut que j'écrive.

Ce qui nous amène au point crucial : le troisième roman...
Je suis obligé de faire une pause entre deux romans, sinon je termine en CHS... Il faut que je souffle.
En fait, pour le troisième roman, j'ai beaucoup hésité entre deux bouquins qui sont dans ma tête. Et j'en ai choisi un. Ce sera encore une histoire d'amour - car je n'écris que ça, pas des polars. Le décor, ce sera le rugby. Ça se passera dans une petite ville de province où le rugby est tout. Ce sera un roman noir sans flics. Dans le premier, il y avait des flics, dans le deuxième les flics ne servaient plus à rien, dans le troisième, ce sera sans flics. Ce sera un livre plus volumineux, je crois bien que je vais être obligé de faire un plan cette fois. J'ai déjà la première partie bien en tête. Je ne sais pas combien de temps il va me falloir pour l'écrire, ça va dépendre des événements de ma vie. Si je ne faisais que ça, ça irait plus vite, mais comme je n'ai que mes nuits... J'espère terminer en 2015 ou début 2016.

Comment as-tu vécu la publication de tes  romans ?
Pour le premier, pas très bien.  Je n'adore pas la promo, tout ça... D'un autre côté, il n'y a pas vraiment de phénomène de starisation avec moi ! En réalité, tout est simple : moi, j'ai mes problèmes d'auteur. Le lecteur, il a ses problèmes de lecteur, le chroniqueur ses problèmes de chroniqueur, le critique ses problèmes de critique. Et ça n'est pas à moi de résoudre tous les problèmes. Je m’occupe des problèmes de l’auteur, du mieux que je peux.

Et l'éditeur ?
Il a ses problèmes d'éditeur, même si j'en fais partie !

Et par rapport à ta vie professionnelle ?
Ça se passe bien. J'ai au moins quatre ou cinq vies. Le challenge, c'est de garder l'unité entre ces quatre ou cinq personnes. Je sais exactement la personne que je voudrais être. J'en connais même l'identité. Je voudrais être une nana, je voudrais être la princesse Leia. Je veux être quelqu'un de bien, et pour ça je suis persuadé qu'il faut être une femme. Quand je pense à ces hommes barbus, dans les cavernes – je te passe les milliers d’années –, je suis persuadé qu'ils étaient terrorisés par la matrice, ce qui se passait entre les cuisses des femmes. Ils chassaient, bouffaient, baisaient, mais putain, le pouvoir était entre les cuisses des femmes. Je suppose qu’ils ne savaient pas encore que pour que la matrice se mette en œuvre, il fallait qu'ils interviennent. L’extériorité de Dieu, elle vient de là, c’est la terreur des hommes face au pouvoir des femmes. La création, Dieu, c’est dans la chatte de la femme. Pour être quelqu'un de bien, il faut être une femme. Pas un être terrorisé qui invente un monstre sacré.
Comme je ne peux pas être une femme, j'écris pour elle. Le problème, c’est la nécessité du spectacle, je veux que ça se sache!

Ton but, ça n'est donc pas de ne faire qu'écrire ?
Bien sûr que si. Je déteste toutes les contraintes liées au travail, mais j'ai besoin de bouffer, de me loger, et en plus il me faut beaucoup de matière, je suis un vrai matérialiste. Alors il y a plusieurs voies : soit j'écris des scénars pour gagner plus d'argent, soit je fais tous les salons de France et de Navarre pour grappiller quelques centaines de lecteurs en plus, mais ça, ça n'est vraiment pas mon truc...  C’est quand même un truc de suceur de bites. Là, je fais le job, parce qu’il faut être un minimum professionnel, pour mon éditeur, voilà.

Et ton image ? Elle ne plaît pas à tout le monde.
Je suis comme je suis. Je ne suis pas là pour plaire. Non, tu sais pourquoi je ne plais pas à tout le monde? Parce que je suis le seul auteur de polars social libéral, voilà. Pas la ligne Valls, vraiment trop à gauche, la ligne Macron. Macron, c'est le dernier punk encore vivant. No future, quoi. Dans le polar, il fallait être d’extrême-gauche, maintenant c’est à la mode, ça fait un peu provoc de faire comme si on était de droite. Le prochain salon, je viens en costume-cravate, j’ai tout ce qu’il faut dans mon armoire. Sérieusement, quand tu écris, parfois, il faudrait te débrancher la tête. Et je n'y arrive pas. Je n'arrête pas d'analyser, j'ai une posture critique par rapport au monde et au genre artistique dans lequel je suis. Le problème de la littérature, c'est qu'on devrait se foutre de l'auteur, ce sont les livres qui comptent. Moi, je voudrais bien faire parler Les rêves de guerre, leur donner la parole, les laisser hurler, insulter, éructer, aimer. Ce que je dis moi, j’espère que tout le monde s’en branle.

La politique du tumulte et Les rêves de guerre ont paru à La Manufacture de livres

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