Il y a des textes qui vous rendent muet, un temps. Puis qui suscitent des flots de pensées et de mots tels qu'il faut y mettre le holà. Parce que la mission du blogueur, n'est-ce-pas, n'est pas de noyer son lecteur dans des torrents de paroles et de larmes. Let's go. Précipitez-vous chez votre libraire et achetez Les rêves de guerre.
Comment, c'est un peu juste ?
Je vais vous faire un aveu. J'ai peur. Du ridicule, même s'il ne tue pas. Peur d'être tellement en-deçà de la fureur, de la peine, de la mémoire, de l'amour que libère ce livre. Les rêves de guerre commence par 5 pages qui, en leur sécheresse, leur expressionnisme, leur lyrisme, recèlent le cœur du roman, battant à tout rompre. Le 21 mai 1944, Juan Manuel et Paco Molina fuient le camp de Mauthausen, en Autriche. Ils ne sont pas seuls. Natacha les accompagne. Elle fuit Mauthausen, elle aussi, et le block n°1, le bordel de Mauthausen. Tant que durera la fuite, Natacha la Française se laissera vendre et prendre par ses deux compagnons. Pour fuir, pour être loin de Mauthausen. Dans ces 5 pages-là, François Médéline plante ses mots comme autant de clous qui font saigner, tord ses phrases, les désarticule, les fait brutales, sales, meurtrières. Et magnifiques.
Novembre 1989, Michel Molina, fils de Natacha, flic au SRPJ de Lyon, apprend la mort d'un certain Paul Wallace, noyé à Yvoire, dans le lac Léman. Le jeune Paul Wallace n'est pas un inconnu pour Molina : il est le frère cadet de Ben Wallace, son ami d'enfance, fils de Thomas Wallace, lui-même ex-compagnon de fuite de Juan Manuel et de Paco Molina. Ce même Ben Wallace qui, vingt ans plus tôt, a été assassiné lui aussi. Le coupable ? Le même qu'il y a vingt ans : Jean Métral, un pauvre bougre qui vient de purger sa peine de prison et qui, à peine sorti, récidive. Vraiment ? Non, trop facile. Jean Métral est innocent. Mais il se pend dans sa cellule, ce qui arrange bien du monde au bord du Lac Léman. Sauf Michel Molina, qui a de bonnes raisons de douter de la culpabilité du bonhomme. Et qui, en compagnie de l'inspecteur Grubin, dit "Le Vieux", prend le volant d'une bonne grosse CX, destination Yvoire. Les deux hommes forment un couple étonnant, complice du meilleur comme du pire, mais aussi étonnement étrangers l'un à l'autre. Le personnage du Vieux reste au final une énigme, même s'il est le héros de plusieurs scènes particulièrement hautes en couleur.
Commence alors une enquête, mais aussi un voyage dans le temps pour Michel Molina, homme hanté, à la sexualité torturée et ambiguë. Avec, très vite, les retrouvailles avec Lyse Mercier, celle qu'il aimait vingt ans plus tôt, devenue la femme d'un notable de la ville, agent immobilier prospère. Que s'est-il passé au sein du trio Michel, Lyse et Ben ? Michel ne cherche pas, il sait. Cette partie du roman est écrite au présent, même les passages qui se déroulent à l'évidence dans le passé. Et cette audace stylistique, surprenante au départ, fait merveille : on ressent les strates temporelles qui vibrent, se resserrent, s'éloignent, se superposent et se fondent en un temps unique, flottant, suspendu. Médéline en profite pour sortir de sa besace des passages particulièrement salés, des allusions, des citations plus ou moins masquées. Il excelle dans les dialogues entre Michel et Le Vieux, et aussi quand, dans le récit, surgissent des passages de poésie pure. Les souvenirs, omniprésents, se manifestent sous la forme de photos, de documents retrouvés, d'images furtives ou violemment sensuelles. Et la fin des années 80 reprend vie à coups de musique, de voitures, de sons et d'images
Tout bascule quand Michel reçoit une cassette vidéo sur laquelle est enregistrée une émission d'Apostrophes (oui, avec Bernard Pivot) où le journaliste interroge un écrivain "culte", auteur de deux romans seulement malgré son grand âge. Son nom ? Francisco Molina, ou plutôt Francisco M. 24-29. Et là, François Médéline nous offre un morceau de bravoure : trente pages de "transcription" d'une émission, comme si on y était. Avec un auteur ombrageux, irascible, intraitable. Qui parle de Mauthausen, de l'acte d'écrire ("Les grands écrivains écrivent pour eux, c'est un acte narcissique absolu..."), de la poésie ("... il y a encore trop de mots et les lettres sont trop arrangées, mais on est plus loin qu'avec le roman, c'est certain."), évoque Rimbaud ("Moi j'ai la foi et je ressens Rimbaud, je le hume le matin, je le pleure seul, je lis Rimbaud et je bande...") et Bukowski ("Bukowski écrit des choses gentilles et légères, ça me distrait bien, c'est presque de la merde."). Et puis, plus loin, surtout: "écoutez les sons en guerre, la poésie pure." Pas besoin d'en dire plus, Médéline, là, écrit très exactement ce qu'on a envie de dire de sa prose. Et surtout, on n'oubliera pas que le livre de Francisco s'appelle To Die in the Arms of a Woman, et que c'est finalement un poème d'amour pour Natacha.
Roman d'histoire, universelle et personnelle, roman d'amour, de guerre et de mort, roman de la fin de l'humanité, Les rêves de guerre est construit comme une gigantesque œuvre musicale, avec ses mouvements, ses ruptures, ses modulations. Un texte symphonie, un texte Guernica comme vous n'en avez jamais lu. J'exagère ? Peut-être. C'est vous qui voyez.
A lire : la chronique du premier roman de François Médéline, La politique du tumulte, et son interview
François Médéline, Les rêves de guerre, La manufacture de livres
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