16 novembre 2025

Macha Séry, "Patriotic School" : nid du contre-espionnage britannique


Macha Séry, dont on a longtemps savouré les critiques littéraires dans Le Monde, n'en est pas à son premier livre. En revanche, c'est son premier roman à paraître dans la prestigieuse "Série noire" et dès les premières pages, on retrouve avec bonheur son style à la fois sophistiqué, précis et décalé, son attention aux détails et son goût pour l'histoire et les histoires. Drôle d'affaire que cette Patriotic School, haut lieu du MI5, où se déroule cette chronique entre janvier 41 et novembre 42. Nid d'espions ? Pas exactement. Joseph Kessel lui-même y séjourna, et l'évoque aussi bien dans ses souvenirs de guerre que dans le Bulletin de l’Association des Français libres  (n° 1, décembre 1945).  Dans le prologue, l'autrice nous raconte l'histoire de ce lieu, cadre romanesque idéal, dont la première pierre fut posée en 1857 par la reine Victoria et qui avait pour vocation d'accueillir les filles des soldats morts au front. Ce digne lieu fut le cadre d'abus aussi bien financiers qu'humains : les jeunes filles  y étaient pour le moins maltraitées, on déplorait des vols et des fugues, certains bénévoles recevaient en réalité une jolie rémunération. La bonne société fit ce qu'il fallait pour cacher ces infamies sous le tapis... En 1914, le site fut converti en hôpital militaire et c'est en 1939 qu'il trouva sa vocation : "filtrer réfugiés et futures recrues pour les forces alliées." C'est donc par là que passaient tous ceux qui, presque toujours sans papiers, s'opposaient à l'Allemagne nazie et trouvaient refuge au Royaume-Uni, pour que les officiels puissent vérifier leur bonne foi et leur histoire. Des séjours plus ou moins longs selon la complexité de leur parcours, plus ou moins supportés suivant leur résistance à cet emprisonnement qui ne disait pas son nom. Ainsi se retrouvaient, dans cette étonnante tour de Babel, des hommes de tous âges et de toutes origines géographiques et sociales.

Pour planter le décor, Macha Séry nous livre une description savoureuse des lieux, et des hommes et femmes qui en assurent le fonctionnement. Et c'est déjà tout un roman : comme dans toute institution qui se respecte, les rivalités, les jalousies et les intrigues tiennent une place importante, et la vocation même des lieux instille en chacun une méfiance qui devient une seconde nature. La petite Miss Davies joue à merveille son rôle de surintendante, elle connaît le manoir comme sa poche et sert de poisson pilote aux officiers qui viennent prendre leur poste : l'aile du MI5, dûment protégée, et le reste du bâtiment, avec ses locaux de service, ses bureaux, sa bibliothèque, ses cuisines... et bien sûr les lieux réservés aux "réfugiés et futures recrues". Et puis il y a Mary l'infirmière, qui va approcher les hommes qui sont là, en attente de leur sort futur, et les connaître sans doute mieux que quiconque.

A quelques kilomètres de là, Londres est sous les bombes... Et les réfugiés arrivent par dizaines : bientôt 350 pensionnaires par jour, l'intendance ne suivra pas, il va falloir s'adapter. Bientôt, Patriotic School devient une véritable ville dans la ville. Alors Macha Séry commence à nous dévoiler les histoires de certains des hommes qui vont séjourner dans le manoir. Et du même coup à faire évoluer ce qui était le dévoilement d'un lieu historique peu connu vers le déroulement des vies des hommes, comme autant de courts romans avec leurs héros respectifs, leurs histoires souvent tragiques, leurs zones d'ombre et leurs secrets. Au fil des jours, ils lisent les journaux, suivent l'évolution de cette guerre qui est la leur. Et se soumettent aux entretiens qui décideront de leur sort. Leurs histoires sont toutes incroyables : "Comment croire à des histoires invraisemblables? Comment ne pas y croire précisément parce qu'elles sont invraisemblables?". Il y a Victor, venu d'Algésiras à Gibraltar, puis Glasgow avant d'arriver à la Patriotic School; les frères Peteri fuyant les Pays-Bas dans un kayak qu'ils ont fabriqué, dans des conditions apocalyptiques ; il y a les deux Yougoslaves, Goran et le jeune Radan, mutique; il y a Gunnar le Norvégien et bien d'autres encore dont Macha Séry distille les histoires, racontant du même coup l'histoire, celle qui se tapit sous l'histoire officielle et qui en révèle bien plus sur ce qu'est une guerre, et particulièrement celle-là. Au fil du temps, Patriotic School devient le décor de drames multiples, le lieu où l'on tente de canaliser les révoltes et les souffrances, celui où l'on traque le mal, la trahison, le danger. Au fil des pages, le lecteur est envoûté par ce qu'il est en train de lire, se prend au jeu du questionnement (coupable ou pas?) et admiratif tant envers la somme de recherches qui a abouti à ce texte qu'envers le talent de la romancière qui a su, par la fiction, jeter une lumière à la fois discrète et pleine de discernement sur un épisode puissamment romanesque, au service d'une vision aussi humaniste que sensible.

Macha Séry, Patriotic School - Gallimard "Série noire"

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