Ian McEwan |
Jonathan Coe |
Qu'est-ce qui se passe ? Ian McEwan sort un roman, formidable (Opération Sweet Tooth), c'est un roman d'espionnage (entre autres). Jonathan Coe publie un nouveau livre (Expo 58), délicieux, c'est un roman d'espionnage (et plus encore). Et le petit dernier de William Boyd, Solo ? Eh bien c'est un James Bond. Quant à Romain Slocombe, sa Première station avant l'abattoir, hommage aux Eric Ambler, Graham Greene, Somerset Maugham... un roman d'espionnage (voir chronique là et interview ici). Moins connu en France, mais pas pour longtemps, le roi du polar roumain, George Arion, nous gratifie en ce début d'année d'un formidable roman... d'espionnage, Cible royale (on en reparle très bientôt). D'où vient donc ce regain d'intérêt pour une littérature qui avait un peu perdu de sa vitalité ces derniers temps? Les turbulences internationales nous rendraient-elles curieux de ce qui se passe dans les coulisses de la diplomatie et des ministères? Je ne me risquerai pas à donner une réponse. En revanche, quel plaisir de lecture !
Il y a quelques semaines, Ian McEwan était en France. A la librairie Millepages de Vincennes, en particulier. Son nouveau roman, Opération Sweet Tooth, est une pure merveille. On a l'habitude. Certes. Sauf que là, le sujet semble lui avoir donné des ailes. Et les questions qu'il pose sont absolument passionnantes. Nous sommes au début des années 70, et l'histoire qui va nous être racontée l'est par la bouche de la jeune Serena Frome. Quand le roman commence, Serena est étudiante en mathématiques à Cambridge. Elle aurait préféré faire des études d'anglais, mais la pression familiale l'a convaincue que les mathématiques, c'était mieux pour sa carrière. Elle poursuit donc ces études, élève moyenne, et très peu intéressée par la chose mathématique. Pour se défouler et donner libre cours à son goût pour l'écriture, elle écrit des chroniques littéraires rigolotes pour une publication universitaire. Elle a des amants, rien de vraiment stable. Son dernier en date, Jeremy, lui présente son prof, Tony Canning, brillant et élégant quinquagénaire, historien de son état. Commence une liaison de quelques mois avec cet homme marié. Les amants se retrouvent dans un petit cottage de la campagne environnante, tout se passe merveilleusement bien.Jusqu'au jour où Tony la plante sur un parking de bord de route, sans explication, et disparaît de sa vie. Serena obtient son diplôme, sans mention, et se voit proposer un poste... au MI5 ! Oh pas un poste d'espionne de haut vol, non, juste un job de bureau mal payé. Jusqu'au jour où on lui confie sa première mission importante : gagner la confiance d'un jeune auteur prometteur, lui offrir une bourse rondelette qui lui permettra de se consacrer entièrement à l'écriture. La tentation est grande, le jeune auteur cède assez facilement aux assauts de Serena. Pourquoi une telle opération ? Parce qu'au MI5, on est persuadé que pour contrôler politiquement le pays, il est capital de s'assurer l'appui des intellectuels. Le MI5 s'offre donc un certain nombre d'auteurs qui, sans le savoir, sont supposés porter la bonne parole libérale. Arrêtons-nous là : ce serait dommage de déflorer la suite de ce roman d'une intelligence rare, porté par un humour noir et une virtuosité auxquels le disputent une réflexion plutôt sévère sur l'engagement de l'artiste, sur l'écriture... et aussi sur la lecture. Car Serena est une lectrice boulimique : elle avale une page en quelques secondes, pour elle, il faut que ça tourne ou que ça dise pourquoi. Et cela, c'est un peu le mal du siècle, n'est-ce pas ? Avec McEwan, ça tourne ET ça dit pourquoi. Saviez-vous que la CIA avait créé en Europe plusieurs revues culturelles ? Eh oui, le roman de Ian McEwan est fondé sur des faits réels. Ecoutons-le expliquer pourquoi il a choisi les années 70 et la forme du roman d'espionnage.
"Les années 70 m'attiraient particulièrement. D'abord, la Grande-Bretagne vivait alors une véritable dépression nerveuse. Nous étions en pleine crise identitaire par rapport au monde. Nos nous trouvions confrontés à l'effondrement total de l'industrie, à une crise de l'énergie. Nous devions de l'argent au reste du monde, au point que le FMI dut intervenir pour étaler notre dette. Mais d'un autre côté, j'avais 22 ans en 1970, et je m'apprêtais à vivre les plus belles années de ma vie. Je commençais à me faire un peu remarquer, et à nouer des amitiés littéraires durables. En plus, nous étions à une période dormante de la guerre froide. Elle était là, à l'arrière de nos pensées, et il y avait toujours cette peur que le monde puisse être détruit par un conflit nucléaire (...). J'ai commencé à me documenter sur l'espionnage culturel, sur les activités de la CIA. A la fin des années 40, les agents de la CIA étaient souvent des professeurs des meilleures universités, des gens très cultivés qui avaient bon goût. L'idée était de convaincre les auteurs européens de gauche que l'Occident était préférable à tout. Ils se sont donc mis à donner des fonds et à subventionner des écrivains. Ils ont financé des magazines littéraires, et ont donc pénétré dans les coulisses de la vie littéraire et culturelle. A Paris, ils ont organisé des concerts de musique contemporaine. En France, ils ont financé la revue Commentaires et en Angleterre le magazine Encounter, qui étaient de très bonne qualité. L'idée étant de promouvoir la liberté d'expression. Joli paradoxe : utiiser des hommes de paille et des manœuvres secrètes pour défendre la liberté... Mais nous sommes tous des espions, en particulier les écrivains. De la même manière qu'une agence d'espionnage a pour but de tromper ceux qu'elle espionne, comme la NSA trompe Angela Merkel, le romancier trompe son lecteur. C'est presque irrésistible de mettre en scène une espionne et un romancier : ce qui crée l'attraction mutuelle, c'est la tromperie et le mensonge."
Jonathan Coe, lui, avait choisi la librairie parisienne "Le comptoir des mots" pour présenter à ses lecteurs son nouveau roman, Expo 58. Une histoire drôlatique qui voit un scribouillard du ministère de l'Intérieur anglais soudainement plongé dans une situation des plus surréalistes. Nous sommes en 1958, et l'Exposition Universelle de Bruxelles se prépare. Bien sûr, l'Angleterre doit y avoir une place d'honneur. Et quoi de plus représentatif du Royaume-Uni que le pub? C'est donc décidé : on construira à Bruxelles uu pub, mais pas un pub traditionnel avec velours et boiseries. Non, un pub en forme de paquebot, à la Le Corbusier. Et comme il faut quelqu'un là-bas pour superviser les événements, eh bien ce sera Thomas Foley, fonctionnaire jeune marié, tout juste papa d'une petite fille. La mission dure six mois. A première vue, ça semble dur pour un jeune père : six mois loin de sa famille. A vrai dire, Thomas Foley s'ennuie ferme dans sa petite maison de banlieue, entre ses voisins, sa femme, son bébé et sa mère... Il n'est donc pas mécontent d'échapper à son petit enfer domestique et à la terrible routine. Et puis Bruxelles, ça n'est pas loin, pas vrai ? Eh bien si, malgré la proximité géographique, Bruxelles est très loin de Londres. Et surtout, cette foire internationale un peu folle est le terrain de jeu des agents secrets, un véritable nid d'espions. Parachuté au milieu de ce monde surréaliste, où tout est factice mais fascinant, Thomas Foley va se laisser entraîner beaucoup plus loin qu'il ne l'aurait voulu, et l'atterrissage risque d'être rude... Si vous connaissez Jonathan Coe, vous connaissez son goût pour l'absurde et la dérision. Là, il s'en donne à cœur joie et propose avec Expo 58 un roman étourdissant, drôlissime, avec une touche de surréalisme peut-être bien inspiré par la Belgique !
"A l'origine, je voulais écrire un roman anglais. Je cherchais donc un décor pour un roman sur Londres dansles années 50. Je voulais faire revenir le personnage de Thomas Foley, qui apparaisait déjà dans La pluie avant qu'elle tombe. Puis une journaliste m'a proposé de faire une interview à l'Atomium, à Bruxelles (qu'on retrouve sur la jaquette du livre). Comme je suis très gentil, je l'ai accompagnée. Et je suis tombé amoureux de cette espèce de monument incroyable, majestueux, absurde, étrange, qui témoigne d'une foi dans l'énergie du futur. C'est sans doute de là qu'est partie l'idée du livre. L'Atomium m'a à la fois tiré vers le futur et vers le passé. A chaque fois que je parlais à mes amis anglais de cette idée, ils se demandaient quelle mouche m'avait piqué. Ça m'a un peu ébranlé au début. Puis j'ai essayé de voir comment je pouvais extrapoler : construire une histoire qui raconte ce que c'était que d'être anglais dans les années 50. Et la première chose sur laquelle je sois tombé, c'est ce pub, qui s'appelait le Britannia. Un vrai signe du destin. Pourquoi un roman d'espionnage ? Je suis un fan des films de Hitchcock depuis toujours, et en particulier de La mort aux trousses. Mais contrairement au personnage de Cary Grant dans le film, Thomas est marié. Il a une vie grise, monochrome, austère... Et il se retrouve dans un monde fantastique, où tout est faux. Pour en revenir à Expo 58, dans les dernières pages, on traverse les années en accéléré : la fin du livre donne une vision intéressante de l'histoire politique de l'Europe des années 60 à nos jours."
Ian McEwan, Opération Sweet Tooth, traduit de l'anglais par France Camus-Pichon, Gallimard
Jonathan Coe, Expo 58, traduit de l'anglais par Josée Kamoun, Gallimard
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