Août 1977, nous venons de passer un mois en Ecosse, nous redescendons tranquillement en moto, il se met à tomber des cordes, que dis-je, des câbles... On décide de s'arrêter à Leeds, il fait nuit noire, il est tard, nous mourons de faim et de fatigue... La ville est plongée dans l'horreur et la panique semée depuis plusieurs années par l'éventreur du Yorkshire, et ça se sent, la ville est hostile, fermée sur elle-même, froide, glacée en plein mois d'août. Le seul hôtel qui veuille bien nous accueillir est un établissement en pleins travaux, les fils électriques à nu, les odeurs de peinture, les portes qui ne ferment pas. Ambiance. Et pendant ce temps-là, Elvis est mort, le punk fait rage, l'éventreur rôde... et David Peace n'a que 10 ans. Déjà, il est obsédé par ce tueur, qui sévira jusqu'en 1980. Vingt-trois ans plus tard paraît 1977, le deuxième volet de la tétralogie "Red Riding". Et plus que jamais, David Peace ne lâche rien.
Dans 1974 (chronique ici), il avait choisi d'évoquer des crimes fictifs et d'ajouter une touche d'horreur à des meurtres brutaux, sous la forme de ces ailes de cygne cousues sur le dos des victimes. Là, table rase. Les meurtres sont toujours aussi brutaux, mais ils sont entièrement laids, pas question de tricher avec les faits. Dans 1977, on retrouve de vieilles connaissances : Fraser, le flic qui dans 1974 avait essayé d'aider Eddie, avant l'apocalypse. Et Jack Whitehead, l'ex-rival n°1 de Eddie, qui vient de reprendre son activité au Yorkshire Post après un grand blanc, qui n'est pas étranger au funeste destin de Eddie. Voilà, deux hommes littéralement obsédés, possédés par les meurtres et le meurtrier. Deux hommes dont la vie est définitivement foutue. Fraser est marié et père d'un petit garçon, Bobbie, qu'il adore. Sa femme Louise passe le plus clair de son temps au chevet de son père mourant, ancien flic. Fraser est amoureux de Janice, prostituée de son état. Plus qu'amoureux, d'ailleurs. Il ne pense qu'à elle. A elle et au meurtrier. Il n'arrive plus à rentrer chez lui, il se réfugie dans une chambre de motel minable, le motel Redbeck où Eddie Dunford, dans 1974, se terrait lui aussi. Jack, lui, enquête à ses risques et périls. Et dans sa tête à lui, il y a le meurtrier, mais aussi Eddie Dunford. Et une histoire personnelle bien plombante.
Flics pourris, femmes foutues, hommes paumés, et pendant ce temps-là l'Angleterre fête le Jubilé de la Reine, 25e anniversaire de son couronnement, comme s'il ne se passait rien à Leeds, comme si le punk n'était pas roi, comme si l'Angleterre du nord n'était pas en pleine désindustrialisation, avec tout ce qui accompagne fatalement la paupérisation de toute une région: délinquance, corruption, prostitution galopante... Les femmes, premières victimes, d'abord de la pauvreté qui les conduit à la prostitution, des hommes qui profitent d'elles et les traitent comme des animaux, de la précarité qui les met en situation de victimes, et enfin de ce meurtrier qui veut les éliminer toutes. 1977 est encore plus noir que 1974, David Peace est encore plus exigeant avec son lecteur, lui balançant une écriture encore plus âpre, avec de longues séquences où ses héros s'expriment sous la forme de juxtaposition de mots chocs, d'images cauchemardesques, de phrases clés. Il ne recule pas devant une page entière sans ponctuation. Et nous non plus : car il n'est pas question ici de sauter une seule ligne, non pas parce que cela nuirait à la compréhension, mais parce que malgré l'horreur, Peace prend littéralement son lecteur en otage, le fascine, le hante et ne le laisse pas tranquille une seconde. Les chapitres de 1977 sont tous introduits par un extrait d'une émission de radio "ligne ouverte", où l'animateur fictif John Shark répond aux interventions des auditeurs: une technique efficace qui nous replonge directement dans l'ambiance de l'époque... Et le livre ne saurait se terminer qu'avec ces deux seuls mots : "No future"...
Un conseil quand même : si vous voulez apprécier pleinement 1977, lisez 1974 avant, sinon vous vous priverez de la force des fantômes qui hantent 1977, et vous aurez probablement du mal à saisir l'ampleur de l’œuvre. Prochaine étape : 1980.
David Peace, 1977, traduit de l'anglais par Daniel Lemoine, Rivages / Noir
Bien le bonjour, Velda,
RépondreSupprimerJ'ai lu 1974, il y a un petit temps de cela. Dire que j'en garde un bon souvenir n'est pas le terme idoine. Un souvenir très, très fort, en tout cas. Merci de me rappeler 1977 que j'ai ainsi que les deux derniers volets de la tétralogie de David Peace. Merci pour cette très bonne chronique ! Amitiés. Jean.