6 août 2017

Paul Cleave, "Ne fais confiance à personne" : Jerry, auteur de polars, 49 ans, Alzheimer...

Quarante-neuf ans, Alzheimer. Voilà ce qui arrive à Jerry Grey, auteur de polars sous le pseudonyme de Henry Cutter. Belle carrière, plus d'une douzaine de best-sellers sanglants, belle maison, femme et fille adorables. Ça ne pouvait pas durer, n'est-ce pas ? Il fallait bien être puni quand on s'est construit une si belle vie à partir de meurtres abominables ! Le prologue plonge son lecteur directement dans le vif du sujet - Jerry est interrogé par une policière plutôt gironde à propos du meurtre de Suzan (avec un z). Et il s'en rappelle très bien, vu que c'est lui qui l'a commis, bien des années auparavant. Sa queue de cheval, ses cheveux  noirs, son bronzage, la porte de sa maison ouverte à trois heures du matin, quelle idée. Et ça ne se passe pas bien, cet interrogatoire. Vu que la Suzan en question est la victime de son premier roman, et la policière gironde nulle autre que sa fille Eva, venue le voir à la maison de santé. Ne m'accusez pas de "spoiler", on n'en est là qu'aux premières pages...

Dans Ne fais confiance à personne, Paul Cleave prend des risques. Ne serait-ce qu'à cause du métier du personnage principal. Auteur de polars, ça ne vous dit rien ? A un moment du roman, Cleave parle de cette nécessité - contestée - pour un auteur  de ne parler que de ce qu'il connaît. Eh bien voilà, le pas est franchi. Dans ce roman-là, il y a davantage que du savoir-faire, de la tension, de la peur et de l'humour, les ingrédients préférés de l'auteur. Paul Cleave a mobilisé là tous les outils dont il dispose, plus ceux qu'il a peut-être inventés pour l'occasion,  pour faire de Ne fais confiance à personne un roman troublant, effrayant, complexe et passionnant. 
A commencer par la structure et le style. Tour à tour, il écrit à la troisième personne, sous couvert du narrateur ou sous la plume de Henry ; à la deuxième personne quand Jerry-Henry s'interpelle lui-même. Et encore, c'est un peu plus compliqué que cela car parfois, Jerry, celui qui est malade mais qui peut encore s'exprimer, parle à Jerry du futur, celui dont on n'ose même pas imaginer l'état dans quelques années, voire quelques mois. Si le livre  commence, comme on pouvait s'y attendre, par le Jour 1, ce serait mal connaître notre auteur que de s'imaginer que les choses vont se dérouler, paresseusement, devant nous, dans un ordre chronologique et dûment numéroté. Jerry est perdu, il faut bien que le lecteur le soit aussi, dans une certaine mesure, pour que le jeu avec l'auteur puisse commencer! Et l'un des grands enjeux du roman est là, dans la façon qu'a l'auteur de jouer avec son lecteur, de le défier, de lui mettre les nerfs en pelote, de l'accabler de doutes et de questions. Le style joue aussi un rôle prépondérant dans le rythme du roman : Paul Cleave suit impeccablement l'évolution de la maladie de son personnage, avec ses hauts et ses bas, ses moments de lucidité, ses crises paranoïaques et ses moments délirants où il laisse libre cours à une écriture libérée, exclamative, colérique, révoltée.
Paul Cleave avec Ian Rankin et Simon Kernick (Harrogate 2017)
Bien sûr, Cleave ne se prive pas d'une si belle occasion d'aborder la question de la créativité de l'auteur et de sa paranoïa. Là encore, il ne se contente pas d'évoquer la vraie question de l'irruption de la fiction dans la réalité, et vice versa; ni la dualité entre l'auteur et ses personnages; il soulève aussi une question qui, elle aussi, doit obséder bon nombre de romanciers : celle de la dualité entre l'auteur, l'homme qui écrit, et l'humain, celui qui vit sa vie quotidienne, avec son entourage, ceux qui l'aiment, ceux qui travaillent avec lui. Comme si ça n'était pas suffisant, il est aussi beaucoup question de mortalité dans ce roman : comment survivre quand l'esprit est dissocié du corps, quand il a déserté ce corps alors que ce dernier est encore bien vivant ? Et ce n'est pas ce qu'il y a de moins troublant dans ce livre.

Pour finir, Paul Cleave remplit largement son contrat habituel : il livre là, en plus de tout ce qu'on vient de décrire, un thriller particulièrement effrayant, bien construit, et son jeu avec le lecteur tourne carrément à la virtuosité, puisqu'il n'est pas question de lâcher le livre quand on l'a commencé, malgré le trouble, l'angoisse, la tension qu'il suscite. Jusqu'au bout, on se demandera où est la vérité... Et la fin, renversante, vous laissera sans voix... Sans oublier l'humour qui fait partie de la signature de ce romancier qui, de titre en titre, mine de rien, se révèle bien davantage qu'un auteur de thriller efficace. Chapeau bas, Mr. Cleave !

A lire aussi, l'interview en roue libre de 2016.

Paul Cleave, Ne fais confiance à personne, traduit de l’anglais (Nouvelle-Zélande) par Fabrice Pointeau, Sonatine

3 commentaires:

  1. Malheureusement, on est loin de l'art littéraire...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Tout dépend de ce que vous entendez par là...

      Supprimer
  2. J'ai adoré les romans de Paul : un employé modèle, un prisonnier modèle, et j'ai donc acheté "ne fais confiance à personne" les yeux fermés, mais j'ai été très déçu. Un développement très long et assez redondant, pour une fin décevante et assez confuse. Pour moi en tout cas.

    RépondreSupprimer

Articles récents