26 octobre 2017

Franck Bouysse, l'interview en roue libre (saison 3, "Glaise")

Franck Bouysse à Paris, à l'ombre d'Auguste Comte
Quelques semaines après la sortie de son nouveau roman, Glaise, qui reçoit un bel accueil auprès du public et dans la presse (voir la chronique ici), Franck Bouysse a bien voulu se prêter pour la troisième fois à l'interview en roue libre. Serait-ce devenu une habitude, un rituel ? Une habitude, certainement pas: en matière de littérature, l'inattendu est toujours au coin de la rue, surtout avec Franck Bouysse. Un rituel, pourquoi pas ? Roman après roman, suivre l'évolution d'un auteur qu'on aime, quoi de plus passionnant ?  Un grand merci à lui.

Comment vis-tu tes influences : celle de ta popularité grandissante, et tes influences littéraires.
J'ai une certitude : la littérature est un fil continu. On ne révolutionne pas la littérature. Mon maître reste évidemment Faulkner, mais je sais aussi qu'il vient de Joyce pour la langue. Comme je sais que McCarthy vient de Faulkner. J'aime bien cette filiation. Je pétris deux glaises en fait, celle de la lecture et celle de l'écriture, et j'essaie de faire mon truc à moi à partir de ça. Tout en allant vers des choses plus anciennes, de Homère à Shakespeare.

Oui, pour Plateau déjà, tu avais évoqué Shakespeare et La Tempête. Pour Glaise, on pense à Roméo et Juliette. Était-ce délibéré, d'emblée ?
Non, pas du tout, ce n'est pas conscient. Je suis d'accord avec Dostoïevski quand il dit que l'imagination, c'est l'art de recomposer sa mémoire. J'ai la mémoire de ce que j'ai vécu, et une mémoire archaïque, tellurique. Je réorganise tout ça à ma façon, avec ma langue à moi. C'est ce qui m'intéresse.

Et la popularité, est-ce qu'elle t'influence ?
Quoi qu'il arrive, je suis mon chemin d'écriture. Cette série de 4 livres que je portais, je savais que j'irais jusqu'au bout. Je creuse ce sillon-là. Et ceux qui me disent que je fais, encore, un livre sur la campagne, les grands espaces, sont les mêmes qui m'auraient reproché de ne pas le faire, probablement ! Chaque livre se répond. A chaque fois que je finis un livre, je sais qu'il n'est pas parfait. C'est mon mur de pierres sèches, la perfection est hors de la littérature. Les livres que j'aime sont toujours prodigieusement bancals. C'est du déséquilibre que naissent les beaux textes. La popularité, ça me fait plaisir, mais ça ne me met pas de pression. Tout cela reste très gérable !

Comment expliques-tu que des lecteurs qui ne t'auraient pas lu il y a 4 ans se précipitent aujourd'hui vers tes livres et les aiment ?
Les frontières, c'est déjà le début de la guerre. Quand je fais un livre, c'est un espace de liberté totale, je me tape des genres. La poésie peut, parfois, troubler certains lecteurs. Mais je crois que les gens sont curieux de nature. 


Certains lecteurs qui ne lisaient que du thriller, par exemple, sont venus à une littérature plus élaborée en passant par tes romans.
Il n'y a pas que l'histoire. N'importe qui peut raconter une histoire. Il faut que le personnage soit là, et la langue aussi. Ces trois territoires entremêlés sont ce qui fait que l'écriture est passionnante. Quant à l'élargissement du public, c'est fabuleux : j'étais estampillé plutôt "noir", un peu sur un malentendu, mais je n'ai jamais eu l'impression d'écrire des polars. Dans mes romans, il n'y a pas d'enquête, de flics. Ce que j'aime, ce sont les histoires. Je viens de Stevenson, de Dickens, ce sont mes premiières amours. C'est ce qui différencie l'enfant de l'adulte : l'enfant aime bien qu'on lui raconte toujours la même histoire. Je n'ai pas l'impression d'écrire dans un genre particulier, aussi ça ne me surprend pas plus que ça qu'on me découvre en littérature générale, puisqu'aujourd'hui Glaise est souvent classé en littérature générale. Que mes livres soient classés dans n'importe quel rayon, cela ne m'importe pas.

Peux-tu nous parler du rythme du roman, qui est vraiment fondé sur les saisons, le temps qu'il fait.
Quand j'ai commencé, je ne savais que deux choses : le livre commencerait en été, avec un orage, et se terminerait avec un orage. Shakespeare encore, Macbeth, les sorcières, on y revient ! Il y a toujours des passerelles d'un livre à l'autre, d'ailleurs Shakespeare me donne le titre de mon prochain roman. Rien n'était prémédité. Je savais ça, et que je ne voulais pas parler de la guerre.
 
Ce rythme est aussi plus rapide que dans tes autres romans, peut-être à cause des chapitres courts.

Je suis totalement égoïste quand j'écris ! Là, quand je terminais un chapitre, ce n'était jamais gratuit. Je n'avais qu'une envie, c'était de commencer le suivant. De même, en tant que lecteur, quand je termine un chapitre, j'ai envie d'attaquer celui qui suit ! Je suis mon premier lecteur en fait.

La guerre est là, en toile de fond, et aussi en tant que déclencheur des événements tout de même.
Joseph découvre l'amour grâce à la guerre. Et puis il y a les femmes, l'enchaînement aux travaux physiques, et une forme d'émancipation.

Héroïnes et victimes ?

Oui, face à un non-choix, chacune peut s'en sortir différemment. Chaque femme du roman s'en sort à sa manière...

Même Irène ?

Oui, elle croit s'en sortir... Elle croit avoir la main-mise sur son destin, contrairement aux autres femmes.

Et pourtant, elle a passé sa vie sous la coupe de cet homme abominable, Valette.
Valette, c'est un personnage que j'ai créé à l'instinct. C'est en terminant le livre que je me suis aperçu que c'était le seul personnage que je ne prénommais pas. Valette, c'est aussi l'ogre des contes de fée. Lorsque j'étais gamin et qu'on me racontait un conte, je ne savais pas d'où venait l'ogre. Dans Glaise, j'explique, sans juger, d'où vient cet homme. Et même j'espère avoir réussi à le rendre touchant, par moments. Par exemple dans la scène où il caresse son chien dans l'étable et où Anna vient le chercher. Il ne l'a pas vue, et dès qu'il s'aperçoit qu'elle est là, il veut cacher la tendresse qu'il a manifestée à son chien, à cet animal qu'un instant auparavant, il voulait tuer à coups de piquet. Il ne peut pas recevoir le regard de quelqu'un d'autre alors qu'il est en train de caresser l'animal...

Donc la succession des saisons fait partie intégrante du déroulement du roman, ce n'est pas un rythme prémédité, construit ?
Oui, il fallait du temps pour montrer comment se réorganise cette micro-société. Les saisons étaient importantes à cause de cela, je suis porté par ça, par la terre, le temps qu'il fait. Je ne deviens pas mes personnages, je suis dans leur intimité mais aussi dans leur environnement. Et ils ne sont pas les mêmes en fonction des saisons. J'aime bien pousser mes personnages vers la nuit.

Le couple Joseph et Anna, c'est une sorte d'arbre de vie dans la tourmente. Autour de cette idée de glaise, de sculpture, de création, on a la sensation que ces deux-là sont là pour donner naissance à quelque chose de nouveau.
Ce roman-là, c'est vraiment un roman d'amour.  La métaphore de la glaise a de multiples entrées. Ça leur tombe dessus, et alors que vont-ils faire de ça? Je voulais montrer comment naît l'amour, et je peux dire que j'ai réécrit de nombreuses fois les passages qui montrent la naissance de cet amour. Je voulais surtout ne pas montrer les choses frontalement. Ces deux-là sont désarmés face à ce qui leur arrive.

Et l'adversité, comment s'exerce-t-elle face à eux ?
C'est l'élément perturbateur. Quand les personnages arrivent, ils prennent leur place et ils influencent l'histoire en marche. Je n'ai pas du tout travaillé Glaise comme mes autres romans. Mes livres précédents, je les ai écrits de façon linéaire, je travaillais, je réécrivais. Là, je prenais par exemple deux personnages et j'écrivais une trentaine de pages avec ces personnages. Ensuite, j'ai tout recomposé comme un monteur de cinéma, jusqu'au bout. C'est un roman qui est structuré sur des chapitres très courts, avec beaucoup de personnages. Parfois, quand j'écrivais et que je passais d'un personnage à l'autre, j'étais un peu perdu. Je me disais que s'il fallait que je fasse cela, moi, le lecteur lui en aurait d'autant plus besoin. D'où ce travail de montage... Mais cette approche est spécifique à Glaise : pour mon prochain roman, je ne travaille pas du tout comme ça.

La multiplication des personnages te sert pour la dramaturgie, mais aussi pour la symbolique ?
A la base, ce livre est une révolte vis-à-vis de cette période de l'histoire, que je trouve terrifiante. Je le porte depuis une trentaine d'années déjà. J'ai multiplié les personnages pour pouvoir accéder à toutes les formes de psychologie et de pensée qui pouvaient traverser les gens à cette époque-là. Donc il me fallait des enfants, des vieillards, des hommes, des femmes. Les personnages se sont imposés d'eux-mêmes.

On sent bien que les personnages sont là pour dire leur histoire, mais en même temps tu réussis à les faire exister tout de suite, au-delà de leur rôle. Comment parviens-tu à ce résultat ?
Je n'utilise pas beaucoup les descriptions, je donne juste quelques indices. Valette, par exemple, est à peine décrit physiquement. Je fais confiance aux lecteurs pour qu'ils se fassent leur propre image. En tant que lecteur, je n'ai pas besoin qu'on m'explique tout ! Quand je lis, je me fabrique l'image des personnages à partir de la glaise dont je dispose! Et je pense que mes lecteurs font la même chose. 

Est-ce qu'on peut parler de l'adaptation de Grossir le ciel au cinéma ? Est-ce que tu es impliqué ?
Ah non, pas du tout. Je leur ai dit que je préférais vivre une grande frustration qu'une petite ! L'écriture d'un scénario, pour moi, c'est l'antithèse de la littérature.

Il y a dans Glaise une approche de la question de l'homosexualité, de comment elle pouvait être vécue à l'époque. Comment t'est venue cette volonté?
J'avais déjà écrit une petite nouvelle qui s'approchait de ce sujet, qui s'appelait L'ombre du chat. Cette idée de l'homosexualité dans les tranchées, personne n'en parle, et pourtant cela devait bien exister. Cette histoire d'amour, parallèle à celle de Joseph et Anne, je la trouvais très belle; et celle de cet homme qui vient chercher sa mort...

Quand comprends-tu qu'un roman est fini ?
Quand je me dis "c'est ça." Tu es épuisé, tu t'arrêtes, les personnages n'ont plus rien à te dire. Mais ils restent là, présents. C'est pour cela que je me suis tout de suite remis à écrire, pour les faire taire. J'avais à peine terminé Glaise que Rose était déjà là... Mais Joseph est toujours là, quelque part, avec tous les autres.

Est-ce que parfois tu te dis : "J'aimerais bien qu'il revienne" ?

Si, bien sûr. Dans un blog, quelqu'un écrivait qu'il pensait que Glaise appelait une suite. Ce qui peut prouver deux choses : que c'est possible, effectivement, ou bien que le lecteur a eu du mal à se détacher des personnages. S'il y a une chose que je n'aime pas du tout lire, c'est les sagas, où on explique tout des tenants et des aboutissants de l'histoire des personnages. Moi, j'écris des chroniques, après le lecteur se débrouille avec ça. Pour certains personnages, ceux pour lesquels ça se termine de façon définitive, rien n'est possible. Pour d'autres, c'est différent : je laisse des portes ouvertes. Encore une fois, je fais totalement confiance au lecteur.

Le fait d'avoir situé Glaise dans une période historique très précise, qu'est-ce que cela a changé dans ta façon d'écrire ?
C'était purement instinctif : depuis des dizaines d'années, je lis sur cette période qui m'obsède. Mon premier chapitre était en place dès le début : cette scène d'orage, avec le départ du fils. En fait, j'avais l'impression d'écrire une scène de western. C'est une sorte d'image mentale qui sert de socle à tout le reste. Tout ce qu'on ne dit pas, tout ce qui est de l'ordre du ressenti, tout est là, dans cette scène d'orage.

Dans Glaise, tu as choisi l'image de la sculpture. Or, on parle souvent de "dépeindre" des personnages, des situations ou des paysages. Comment pourrais-tu comparer le travail d'écriture par rapport au travail de l'artiste?
Je peins les choses, puis elles prennent une existence en trois dimensions. Alors, je pétris cette glaise, cette pâte informe, je malaxe pour en faire quelque chose qui me convient à moi. Après, comme un peintre, on peut toujours ajouter une dernière touche, c'est sûr. La dernière touche pour Glaise, c'était le passage avec le berger, qui à l'origine se trouvait au début du roman. La dernière chose que j'ai faite, ça a été de le mettre à la fin : je me suis dit que trop de choses étaient dites. Une porte ouverte.
D'ailleurs, quand on y réfléchit, il n'y a pas tant de portes qui restent ouvertes dans ce roman. Il y a Anna, bien sûr...

Est-ce qu'on la retrouvera un jour, peut-être ?
Peut-être, oui ! C'est curieux que tu parles de ça, parce que c'est quelque chose qui me trotte dans la tête, l'idée de faire un lien entre ces quatre romans. Déjà, Léonard répond à Virgile, et même à Gus. Marie répond à la mère de Gus, il y a déjà des correspondances.

On ne va parler du prochain roman donc...
Je vais prendre mon temps, le laisser reposer. J'ai envie de voyager, de me nourrir d'autre chose... J'ai retravaillé une troisième version. Je l'ai écrit dans une sorte de frénésie. C'est un roman qui commencera au printemps, avec une autre forme de narration. Si je ne me surprends pas, ça ne m'intéresse pas. Je me laisse entraîner par la forme de narration qu'imposent mon histoire et mes personnages.

Ce qui se passe en ce moment autour de Harvey Weinstein et des violences faites aux femmes en général, j'imagine que cela te révolte...

Oui, bien sûr. Cela fait partie des abominations. Et le fait que les choses ne s'arrangent pas, loin de là, s'explique sans doute par l'éducation démissionnaire, les images de violence, par ce qu'on nous montre partout, ces images dégradantes. Si ce sujet est récurrent dans mes livres, c'est que c'est pour moi de l'ordre de l'inconcevable. Le plus beau compliment qu'on m'ait fait m'a été adressé par une femme qui est venue me voir en larmes; elle m'a dit qu'elle n'avait jamais rien lu d'aussi juste, en parlant de ce qui était arrivé à Cory dans Plateau. J'ai été bouleversé par cette rencontre. Il n'est pas question de dénoncer, mais de montrer et, du coup, de démontrer le caractère abominable de ces violences-là. C'est pour cela que je montre Valette sous un tel jour, tout en disant que c'est un humain. C'est trop facile de dire que ces gens-là ne font pas partie de l'humanité. Ce sont des humains, on les croise dans la rue.

Pour conclure, est-ce qu'on peut renouer avec la tradition, et parler de ce que tu écoutais en écrivant Glaise ?
J'ai écouté Schubert, beaucoup, Barber aussi. Anthony and the Johnsons, bien sûr. Et puis Woodkid ! Là, c'était très multiple alors que pour Plateau je n'écoutais que Bach, et pour Grossir le ciel uniquement Anthony and the Johnsons. 

Les autres interviews de Franck Bouysse,  ici et
Les chroniques de ses romans ici, ici, et   

Franck Bouysse, Glaise, la Manufacture de livres

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