10 août 2012

William Ryan, une passion soviétique : l'interview

Photo Kate Eshelby
En deux ans, William Ryan a gagné ses galons de grand auteur de romans policiers avec les deux premières enquêtes de l’inspecteur Korolev, Le Royaume des voleurs (voir la chronique ici) et Film noir à Odessa (voir la chronique ici).  J’ai voulu en savoir plus sur ses motivations, et sur l’origine de sa passion pour la Russie des années 30. Réponses... et quelques photos d'époque en prime, choisies par William Ryan lui-même.

 D’origine irlandaise, vous vivez à Londres, et vous avez une formation d’avocat. Comment s’est produite votre rencontre avec la Russie des années 30 ?
J’ai toujours aimé la littérature russe – peut-être est-ce lié au fait que nos deux pays sont à des extrémités opposées de l’Europe, mais il semble que beaucoup d’auteurs irlandais aiment la littérature russe. Mon intérêt pour cette période m’est venu quand j’ai lu Isaac Babel, l’auteur de nouvelles particulièrement « cinématiques » situées pendant la Guerre civile russe. En 1936, Babel, de façon très inopinée, a été invité à Paris pour y donner une conférence littéraire. Il parlait français couramment, connaissait très bien Paris, sa femme et sa fille y habitaient. Quand j’ai lu cette histoire, quand j’ai su que sa famille et ses amis l’avaient encouragé à rester à Paris à cause des purges qui sévissaient en Russie, j’ai pensé que cela ferait une bonne histoire. Pourquoi était-il rentré en URSS, alors que la mort l’y attendait ?

Babel et Eisenstein
Certaines rumeurs prétendent qu’il était en train d’écrire un roman sur les purges, mais il avait aussi une femme et une fille à Moscou – à cette époque, les Soviets étaient étonnamment souples sur les questions de mariage ! Il y avait beaucoup de matière, mais finalement le projet n’a jamais abouti. Mais chaque revers de médaille a son endroit. Toutes les recherches que j’ai faites ont fini par aboutir au Royaume des voleurs, et ce n’est sans doute pas un hasard si finalement Babel se retrouve dans le livre !
Etes-vous passionné par l’histoire contemporaine en général, ou plus particulièrement par la Russie?
Je suis fasciné par la période de l’entre-deux guerres. A mon sens, dès le début, les gens savaient qu’il y en aurait une autre tôt ou tard, et qu’elle serait probablement pire que la première. Et c’est bien ce qui s’est produit. C’est l’apparente inéluctabilité de la guerre qui me fascine – et toute cette série de dictatures très singulières à laquelle cela a donné naissance. Pour un auteur, il est très difficile de dépeindre les natures éminemment étranges des régimes soviétiques et nazis de l’époque – quand les faits sont très bizarres, il arrive que la fiction ait du mal… Mais tout cela soulève beaucoup de questions majeures. Comment un « honnête homme » fonctionne-t-il dans des régimes de ce type, qu’est-ce que le courage quand les conséquences auxquelles on s’expose vous concernent non seulement vous personnellement, mais aussi votre famille et vos amis?

Comment avez-vous commencé à écrire ? 
J’ai démarré très jeune et, heureusement, ce que j’ai écrit à cet âge est maintenant perdu ! Je suis sûr que c’était très mauvais. Puis je me suis mis à écrire de petits films pour des amis après l’université. L’un d’entre eux a été acheté par  une société de production londonienne qui voulait en faire quelque chose de plus long. Je crains qu’il n’ait jamais été tourné, mais l’expérience de l’écriture cinématographique est une excellente école pour apprendre à écrire une histoire de façon efficace, surtout quand il s’agit d’histoires policières.



Voroshilov, Molotov, Staline avec Nikolai Yezhov
Parade aérienne à Moscou en 1933
 Le Royaume des Voleurs était-il votre premier roman ?
Le premier que j’aie terminé en tout cas ! J’avais commencé un très mauvais roman “littéraire” quelques années auparavant. On dit souvent que les écrivains doivent écrire sur ce qu’ils connaissent. Je trouve cela absurde. Je me suis retrouvé à la moitié de l’écriture en train de faire un roman que moi-même je n’avais pas envie de lire ! Ça n’avait aucun sens. J’ai donc pensé aux livres que j’aimais lire, et j’ai décidé que si je persistais à vouloir infliger ma prose au vaste monde, il fallait au moins que ce soit divertissant. Dans ce premier roman, si vous y regardez de près, vous trouverez des traces de Chandler, de Simenon, de Le Carré, de Conan Doyle, et bien d’autres…

Avant de publier votre premier roman, saviez-vous que Korolev serait un personnage récurrent ?
Oui – Heureusement, mon éditeur voulait au moins trois aventures de Korolev. Je termine la troisième en ce moment, et je pense qu’il y en aura quelques autres. Tant que les lecteurs l’apprécieront, je lui serai fidèle.

Pourquoi avez-vous choisi le roman policier ?
Le roman policier parle de morale. A la base, les intrigues se ressemblent toutes plus ou moins. Un crime est commis, on enquête et on résout. Prenez une forme romanesque dont le principe est la recherche de la vérité et de la justice, situez-la en un lieu et en une époque où vérité et justice se font rares – comme la moralité – et vous avez le potentiel de créer des situations très intéressantes. Le dilemme pour Korolev, c’est qu’il n’est jamais sûr d’être du bon côté – car rien n’est clair dans une société brouillée où la morale est considérée comme une faiblesse bourgeoise. Mais il se bat, il fait de son mieux – à mon avis, c’est pour cela que les gens l’aiment. Même si nous vivons une époque de sécurité et de prospérité relatives, nous sommes souvent confrontés à ce type de dilemme.  Sauf que nous, nous ne risquons ni l’arrestation, ni l’exécution, bien sûr.

Quels sont les auteurs qui vous ont le plus influencé quand vous avez commencé à écrire ? Des auteurs de romans policiers ou des auteurs de littérature « classique » ?
J’ai tendance à penser qu’il y a de la bonne et de la mauvaise littérature, et que la notion de genre a été inventée par les éditeurs et les universitaires pour se faciliter la vie.  Aujourd’hui, Jane Austen serait probablement considérée comme un auteur de livres à l’eau de rose. Dostoïevski serait un auteur de roman noir, et qui sait ce qu’on ferait de Dumas et de Conan Doyle. Ceci dit, les grands auteurs de romans policiers – Simenon, Chandler, Hammett et beaucoup d’autres –  montrent que le roman policier peut être à la fois une œuvre d’art et une œuvre de divertissement. Personnellement, je suis persuadé que le divertissement est la clé d’un bon roman. Si un roman ne divertit pas le lecteur, il ne fait pas son boulot. Quoi qu’on mette dans un roman, en termes de prose, d’imagerie, de personnages et d’idées – il ne faut  jamais oublier de divertir le lecteur. Mais bien sûr, le premier lecteur d’un roman, c’est toujours son auteur.

Vos romans exigent un travail de documentation très important. Comment travaillez-vous ? Allez-vous souvent en Russie, et si oui, quand y êtes-vous allé pour la première fois et quel a été le point de départ de votre projet d’écriture ?
Je vais en Russie pour chaque roman. En général, j’ai les lieux en tête. J’essaie de voir chacun des lieux que je décris, même si parfois je m’écarte de la réalité dans mes descriptions – parfois, on est obligé de changer certains détails pour que cela colle avec l’histoire. Quant à la recherche, j’utilise des mémoires, des textes contemporains, fiction ou pas, des films, des émissions de télévision, des photos. Le problème des sources contemporaines, c’est qu’une bonne partie d’entre elles est biaisée, soit pour, soit contre l’Union soviétique. Il faut tout lire avec une double vision si vous voulez vous approcher de la vérité. En plus des sources contemporaines, l’ouverture des archives d’Etat depuis la chute de l’Union soviétique a permis la publication d’excellents ouvrages historiques comme ceux de Simon Sebag Montefiore, Sheila Fitzpatrick, Orlando Figes et Anne Applebaum. Je dois dire qu’ils m’ont bien facilité la vie.

Etes-vous fasciné par la culture et la langue russes ? Parlez-vous russe ?
Mon Russe est très médiocre, mais je fais de mon mieux pour l’améliorer. C’est une langue très différente de l’anglais et du français, même si nous avons quelques mots en commun. C’est vrai que je m’intéresse à la culture russe. Cette population qui, malgré une persécution continue, a réussi à maintenir vivant le culte orthodoxe pendant 80 ans, me passionne. Le retour au premier plan de l’église orthodoxe ces dernières années a quelque chose de miraculeux. En tant que peuple, je trouve les Russes absolument étonnants – et en termes de littérature, ils nous ont donné tant de grands auteurs…
 
A travers vos descriptions, le lecteur a l’impression que vous éprouvez quelque chose comme de l’amour pour la Russie, son histoire, son peuple, sa géographie, ses paysages. Comment faites-vous le lien entre l’URSS des années 30 et la Russie d’aujourd’hui?
Le mot “amour” est un peu trop fort, sans doute. A coup sûr, j’éprouve beaucoup de respect pour les Russes. Comme dans tout pays, il y a des bons et des mauvais côtés, mais je pense que la balance penche du  bon côté, et j’espère que l’avenir se révélera meilleur que le passé.

Korolev est un personnage en perpétuelle évolution. Dans votre deuxième roman, son sens de l’humour semble grandir en même temps que son désespoir. Planifiez-vous son évolution, ou vient-elle naturellement lorsque vous écrivez ?
Je pense que si le personnage fonctionne bien, son évolution vient naturellement. Certains auteurs prétendent que leurs personnages s’écrivent tout seuls, en quelque sorte – mais ça ne marche pas tout à fait comme cela (si seulement !), néanmoins il y a un peu de vérité dans cette image. Si un caractère est bien construit, s’il a une personnalité bien charpentée, il devient difficile de lui faire faire quelque chose qui ne lui corresponde pas. En fait, le personnage se met à évoluer suivant des axes qui, même s’ils ne sont pas planifiés, sont cohérents par rapport à son mode de fonctionnement. Avec Korolev, il est difficile de planifier le livre à l’avance parce que je ne suis jamais sûr, quand je m’apprête à écrire une scène, qu’il va se comporter comme on s’y attend. Aujourd’hui du moins, je le comprends mieux qu’au début !

Comme votre personnage, votre écriture évolue. Elle gagne en tension et en audace. Comment l’expliquez-vous ?
C’est très gentil à vous, mais si mon écriture a changé, c’est probablement parce que j’ai changé, et pas par une décision de ma part. Je pense que les auteurs se détendent après leur premier livre, ils prennent confiance en leur style. En fait, je n’en suis pas si sûr. Ma propre lecture de mes romans est très particulière, et je suis probablement mon pire critique.
 
Travaillez-vous de façon très organisée, recherche, planification, écriture seulement une fois que tout est prêt ? Ou bien le processus est-il plus spontané ?
Pour mon premier roman, je n’avais rien planifié du tout, mais je l’ai réfléchi en termes de scènes – comme pour un film – et c’est peut-être la raison pour laquelle les recherches ont eu tant d’influence sur l’intrigue. Par exemple, si je lis un document très intéressant sur le football soviétique, je me retrouve à écrire une scène qui se déroule pendant un match de foot. Pour le deuxième roman, j’ai essayé de planifier davantage – mais le plan était aussi long que le roman, et quand j’ai commencé à écrire, j’ai tout changé, je ne suis pas sûr que ça ait été très utile… Pour le troisième, que je suis en train de terminer, j’ai décidé de revenir à l’approche spontanée et de laisser les personnages se débrouiller dans leur histoire. Il a donc fallu beaucoup réécrire. Je pense qu’il doit exister un bon compromis entre les deux approches – une esquisse générale, qui permet de garder suffisamment de souplesse pour changer si nécessaire.

Comment expliquez-vous les titres différents pour les éditions anglaise et américaine de The Bloody Meadow ? (l’édition américaine était intitulée The Darkening Field)
A mon avis, c’était une erreur – les Américains trouvaient le mot « bloody » trop violent, et le mot « meadow » trop mou. Je trouve qu’il est essentiel d’avoir un titre unique en anglais. L’internet a ramené le monde à la taille d’une petite réunion entre amis, quel est l’intérêt d’avoir deux titres pour désigner un seul livre ? Les blogueurs anglais et américains se lisent entre eux, donc en plus de semer la confusion, cette décision a gâché le potentiel des bonnes chroniques puisqu’elles n’atteignaient que la moitié de leur lectorat…

Avez-vous prévu une longue carrière pour Korolev ? Envisageriez-vous, comme d’autres auteurs, d’alterner entre la série des Korolev et d’autres romans autonomes ? Si oui, ces romans autonomes seront-ils toujours des romans policiers ?
Korolev est là pour au moins deux romans encore, mais j’ai quelques idées de romans autonomes, que j’espère pouvoir exploiter. Je ne suis pas certain qu’il s’agira de littérature policière, mais nous verrons bien!
 
Qu’écrivez-vous en ce moment ? Pouvez-vous nous donner quelques pistes ?
Oui, j’écris la troisième aventure de Korolev, qui sortira l’année prochaine. Nous le retrouverons à Moscou, où il enquêtera sur le meurtre de deux scientifiques qui travaillent sur un mystérieux projet pour le NKVD. Korolev et son fils Yuri se retrouvent pris dans une guerre de territoires au sein du NKVD, et un faux pas les contraindra à s’approcher de très près, de trop près, du sujet effroyable de la  recherche des deux savants.

 Le royaume des voleurs, de William Ryan,  traduit de l'anglais par Jean Esch, éditions des Deux Terres
Film noir à Odessa, de William Ryan, traduit de l'anglais par Jean Esch, éditions des Deux Terres

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